L’expérience de l’Histoire

Ce qui distingue les marchés financiers des électeurs, c’est peut-être leur expérience de l’Histoire.

Si l’on s’interroge sur les conséquences potentielles de la prolifération de telles démagogies, les évènements du siècle dernier nous apportent, toutes proportions gardées, quelques éléments de réponses.

Dans les années 20 d’abord, le protectionnisme américain alimente une gigantesque bulle financière dont l’explosion provoquera la plus grande crise financière du 20ème siècle. De celle-ci accoucheront les populismes nationalistes des années 30 qui mèneront finalement le monde vers un chaos sans précédent.

A l’inverse, les Trente Glorieuses, ces trois décennies de forte croissance économique qui vont s’étendre de 1946 à 1975, s’appuieront avant tout sur la réconciliation franco-allemande et la construction européenne.

Les armes des courants populistes

Pour faire oublier ces évidences historiques, les néo-populismes du 21ème siècle exploitent un arsenal de plus en plus complet.

-      La désinformation

Arranger la réalité pour apporter davantage de poids à ses arguments est une pratique répandue en politique. Ainsi, certains responsables, en particulier lorsqu’ils sont en campagne, n’hésitent pas à travestir la vérité pour encourager l’assimilation de visions radicales.

A l’occasion d’un débat organisé entre les 5 principaux candidats à l’élection présidentielle, Marine Le Pen a ainsi manipulé les données d’un graphique sur la production industrielle des années 70 à nos jours, en tronquant l’axe des ordonnées et en faisant converger les courbes de plusieurs pays en 2001, année de création de l’Euro, pour mieux amplifier certaines disparités sur la période récente et appuyer ses positions europhobes. 

Lorsqu’une grande majorité d’économistes mettent par ailleurs en garde contre les risques inhérents au retour à une monnaie nationale, la présidente du Front National n’hésite pas à citer l’exemple du Brexit pour se défendre, alors même que le Royaume-Uni n’a jamais appartenu à l’Eurozone, et qu’il profite toujours des bénéfices du marché unique à ce stade.

De l’autre côté de la Manche justement, les partisans du Brexit ont largement orienté leur campagne sur le fait qu’une sortie de l’Union européenne permettrait au Royaume-Uni de reverser 350 millions de livres de contribution hebdomadaire au système de santé du pays. Hors il fut avéré que le pays n’aurait contribué qu’à hauteur de seulement 163 millions de livres par semaine en 2015, sans compter les économies douanières faites grâce à l’accès au marché commun.

De son côté, Donald Trump préconisait, dès fin 2015, une fermeture totale des Etats-Unis à tous les musulmans, argument fallacieux qui exploite ici encore la crédulité et la xénophobie d’une partie de l’électorat américain, lequel peine manifestement à admettre qu’il soit impossible de contrôler la confession d’un individu.

-          La colère et la peur

Désignant très souvent l’ouverture des frontières et l’immigration comme principaux boucs émissaires des inégalités sociales, les populistes n’ont de cesse d’exploiter et d’attiser la colère et la peur des citoyens pour mieux faire prospérer leur orientations politiques.

Encore secoués par les conséquences de la dernière crise financière sur le plan de la croissance ou de l’emploi, de nombreux électeurs cèdent en effet progressivement aux sirènes du nationalisme en exprimant leur amertume et un soudain patriotisme dans l’isoloir.

Certains responsables n’hésitent pas non plus à récupérer politiquement les attentats terroristes. Ainsi le Front National fustige-t-il régulièrement l’espace Schengen en créant volontairement l’amalgame entre attentats, immigration et réfugiés, alors même que les attaques les plus meurtrières récemment commises sur le sol français ont été orchestrées en majorité par des compatriotes dont la radicalisation a pris racine dans nos propres prisons et sur internet.

-          Les réseaux sociaux 

L’émergence d’internet et de ces bistrots 2.0, majoritairement fréquentés par une population jeune, en quête de repères et reconnaissant souvent s’informer uniquement par ces canaux, offrent aux idéologies les plus farfelues et aux théories les plus nauséabondes un terreau fertile pour prospérer. Il est par conséquent peu étonnant de constater que les personnalités véhiculant principalement des idées populistes disposent d’une meilleure audience sur les réseaux sociaux.

Ainsi le 4 Avril 2017, parmi les candidats à l’élection présidentielle française, Marine Le Pen réunit 1.36 million de followers sur Twitter tandis que Jean-Luc Mélenchon, pourtant 4ème dans les sondages, en rassemble 1.05 million, loin devant Emmanuel Macron (616k), François Fillon (479k) ou Benoit Hamon (361k).

Au Royaume-Uni, Nigel Farage, chantre du Brexit pendant la campagne précédant le référendum, est suivi sur le même site par 751k abonnés, contre 275k pour la Première ministre actuelle Theresa May.

Et que dire des Etats-Unis où Donald Trump, suivi par 27.4 millions de twittos, surclasse nettement Hillary Clinton (13.9 M).

-          Les médias 

La plupart des médias traditionnels jouent également un rôle important, très souvent involontairement, dans la montée en puissance de ces forces politiques.

Journalistes engagés, éditorialistes vaniteux, ou artistes bienpensants invités à la télévision ou à la radio, montent ainsi régulièrement au créneau pour stigmatiser ces idéologies à des heures de grande écoute. Malheureusement leur propension trop fréquente à les combattre sur la forme plutôt que sur le fond nourrit précisément ce qu’il cherche à combattre. Cherchant à stigmatiser leurs adversaires par tous les moyens, ces personnalités médiatiques n’hésitent pas à saboter le débat démocratique, à refuser de saluer des responsables politiques ou à tenir des propos insultants à leur encontre. Bien que persuadés de s’inscrire en première ligne d’une bataille civique historique, ils renforcent en réalité le capital sympathie de leurs opposants, lesquels confortent mécaniquement leur marche en avant dans les sondages.

Aux Etats-Unis, Donald Trump a parfaitement exploité ces failles du système, n’hésitant pas à prononcer des propos volontairement choquants pour s’ériger en cible favorite des médias, lesquels ont ainsi largement contribué, sans même s’en rendre compte, à son élection à la Maison-Blanche.

Des théoriciens de la vie politique nous expliquent par ailleurs qu’il ne faut pas s’inquiéter, qu’un plafond de verre nous protège et que le front républicain surgira toujours à temps si le danger se rapproche. Le raisonnement pourrait se tenir si les populations ne manifestaient pas une forme de rejet pour la classe politique traditionnelle. Hors l’hypothèse d’une forte abstention suffit à battre en brèche une telle démonstration et pose la question de la mise en cause de ce genre de propos dans le résultat d’un scrutin.

Au Royaume-Uni par exemple, dans les jours précédant le référendum sur le Brexit, bon nombre d’observateurs, s’appuyant sur les pronostics des sondeurs et des bookmakers, assuraient sur les antennes du pays que les Britanniques se sentaient majoritairement européens et que l’issue du vote ne faisait guère de doute. Sans doute influencé, l’électorat europhile ne s’est pas suffisamment mobilisé le jour J, offrant aux populistes un succès historique qui reflète pourtant très mal la volonté de la majorité des citoyens de sa Majesté.

Que craignent les marchés ?

Si l’incertitude provoquée par l’arrivée au pouvoir de ces opportunismes menace le commerce international dans son ensemble, les conséquences de ces politiques protectionnistes pourraient s’étendre sur des décennies.

-          Au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, le pays n’a pas encore quitté l’Union européenne que la Livre Sterling a déjà subi une dévaluation spéculative de l’ordre de 10% à 15% face aux devises de ses principaux partenaires. Automatiquement, le phénomène augmente le prix des produits importés à l’étranger, ce que les entreprises locales répercutent immédiatement dans leurs prix de vente aux consommateurs, lesquels voient alors leur pouvoir d’achat diminuer de façon inquiétante.

En fin d’année dernière, la fameuse pâte à tartiner Marmite, très prisée par les Britanniques, avaient même brièvement disparu des rayons des magasins Tesco en raison d’un contentieux sur les prix opposant la chaîne de supermarchés au fabricant Unilever qui souffre d’une augmentation des coûts des matières premières importées.

Mais au-delà de l’anecdote symbolique, le Royaume-Uni est désormais suspendu aux négociations entre Londres et Bruxelles. Si le gouvernement britannique souhaite conserver un accès au marché unique pour les biens et les services, l’Europe n’offrira pas de conditions trop favorables à nos voisins d’outre-Manche. En effet, le simple fait de créer un précédent trop avantageux pourrait faire naitre des vocations au sein d’autres pays membres où les courants populistes ne cessent de progresser.

Et au fur et à mesure que les tractations vont se durcir, la Livre Sterling se réajustera encore et la spirale de la récession devrait prendre le dessus. Hausse des prix, baisse du pouvoir d’achat, baisse de la consommation, baisse du chiffre d’affaire des entreprises, baisse des investissements, hausse du chômage et l’occasion pour les éternels satisfaits du Leave de reconsidérer leurs positions sur les avantages de l’Europe dans le monde d’aujourd’hui.

Pour ne rien arranger, l’Ecosse, très attachée au continent, a d’ores et déjà demandé un nouveau référendum d’indépendance, visant à se désolidariser du Brexit et à se maintenir dans l’UE. La région du nord de la Grande-Bretagne, active dans les secteurs du pétrole et de la pêche, pèse 10% du PIB britannique. En 2014, le vote avait échoué de peu (55% contre - 45% pour) mais nul doute que ce nouveau contexte pourrait suffire à faire basculer les choses. Un succès pourrait même inspirer leurs cousins europhiles de l’Irlande du Nord.

-          Aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis, la posture protectionniste de Donald Trump, illustré par le sordide « America First » martelé à tour de bras, et son aversion à la Chine, menacent plus largement la croissance mondiale.

Washington a d’abord fragilisé la zone émergente Asie-Pacifique, très dépendante du commerce international, en sortant dès janvier de l’accord de partenariat transpacifique (TPP) conclu en 2016 par Barack Obama. L’accord de libre-échange américain conclu avec le Canada et le Mexique devrait également être renégocié dans l’espoir d’obtenir des conditions plus favorables pour les travailleurs de l’Oncle Sam.

Plus récemment, la première puissance mondiale confirmait une nouvelle fois ses intentions en faisant retirer la traditionnelle mention dissuasive contre le protectionnisme dans le dernier communiqué du G20.

Cette posture tend à entrainer une forte accélération de l’inflation aux Etats-Unis, ainsi que des hausses de taux de la Réserve Fédérale américaine destinées à juguler la surchauffe. Mais celles-ci provoquent par ricochet des tensions sur les marchés obligataires internationaux, resserrant les conditions de crédit et risquant d’atrophier la croissance un peu partout dans le monde.

De potentielles représailles de Pékin, par ailleurs accusée par l’administration Trump de presser la valeur de sa devise à la baisse, pourraient, plus largement encore, pénaliser les échanges commerciaux.

-          En France

A quelques jours du scrutin présidentiel français, le risque d’une forte abstention et de l’arrivée au pouvoir d’une telle politique, laquelle mènerait à une explosion de la construction européenne et à un isolement de la France, entretient donc inévitablement la prudence des marchés.

Ouvertement favorable à une sortie de l’Union européenne et à un rétablissement du Franc, Marine Le Pen caracole en effet en tête des sondages du premier tour.

Très éloquente lorsqu’il s’agit de souligner les défaillances de l’Europe, la présidente du Front National ne s’attarde en revanche jamais sur les avantages irréfutables d’un tel système.

Il serait évidemment absurde de contester certains retards dans la transformation du Vieux-Continent, notamment en matière de gouvernance commune, d’harmonisation fiscale et sociale, de supervision bancaire, ou de renforcement des frontières de l’espace Schengen. Beaucoup de choses restent à faire.

Pourtant Bruxelles protège déjà davantage les entreprises et les ménages qu’elle ne les pénalise. Parmi une foultitude de bénéfices, l’appartenance à un espace économique de 500 millions d’habitants apporte une certaine stature face aux Etats-Unis ou à la Chine, l’espace de libre-échange économique supprime les barrières douanières tandis que les moyens communs permettent une lutte plus efficace contre le terrorisme ou que la libre-circulation des personnes favorise le rapprochement et la paix entre les peuples.

Pour les membres de la zone Euro, la monnaie unique offre également une meilleure stabilité des prix et des taux d’intérêt particulièrement attractifs, un pare-feu précieux en temps de crise. En ce sens, son abandon provoquerait une catastrophe économique sans précédent.

Les conséquences d’un retour au Franc

Rappelons-nous d’abord de ces files d’attente interminables devant les guichets des banques pendant la crise financière. La monnaie nationale d’un pays comme la France ne pouvant faire le poids face à l’Euro, la simple programmation d’un retour au Franc provoquerait immédiatement une vague massive de retraits d’euros dans les banques nationales et une faillite du système bancaire hexagonal.

Comme en Angleterre, la dégringolade de la devise entrainerait par ailleurs une hausse des prix des produits importés auprès de nos principaux partenaires commerciaux, sans même évoquer le probable rétablissement de taxes douanières. Tout ce que nous consommons tend à être fabriqué avec des produits étrangers et l’impact sur le pouvoir d’achat des consommateurs serait indéniablement dévastateur.

Pour se défendre, Marine Le Pen explique que le pouvoir d’achat des Français n’a pas diminué de 25% lorsque la devise européenne s’est dévaluée dans ces proportions face au Dollar entre 2014 et 2015. Encore une fois, le Front National manie l’omission volontaire à merveille en se gardant de préciser que l’essentiel de nos échanges sont réalisés en zone Euro, avec l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas notamment.

Selon le même cercle vicieux qu’au Royaume-Uni, la paupérisation généralisée de la société et la baisse de la consommation entraineraient une chute des bénéfices et des investissements des entreprises, une flambée du taux de chômage et une profonde récession.

Sur le plan de la dette, contractée en euros, le tableau n’est guère plus flatteur. Non seulement la dévaluation du franc augmenterait mécaniquement le coût de nos emprunts, mais la défiance croissante des investisseurs envers la France aurait pour effet de tendre de façon significative les taux d’intérêt, rendant l’accès aux marchés financiers beaucoup plus onéreux. A la merci de ses créanciers, incapable de financer la relance, la France serait contrainte à l’austérité.

Enfin l’Europe ne résisterait probablement pas au retrait de l’un de ses principaux pays fondateurs et les nationalismes n’auraient plus qu’à s’engouffrer dans la brèche pour prendre le pouvoir aux quatre coins du Vieux-Continent.

Consciente de ces sombres perspectives, Marine Le Pen recule déjà, indiquant finalement souhaiter, si elle était élue, proposer un référendum aux Français sur cette question.

Certains progrès majeurs, tels que l’abolition de la peine de mort ou le droit à l’avortement sont irréversibles. Et la monnaie unique en fait partie.