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Mercredi 13 mai 2009, le Master 212 Affaires internationales de l'université Paris Dauphine organisait sa conférence annuelle sur le thème ' 2009, les pays émergents dans la tourmente?'.
Le contenu de cette manifestation, était axé sur les opinions d'un panel d'experts, parmi lesquels  Hubert Védrine, président HV conseil, ancien ministre des affaires étrangères ; Christophe de Margerie, directeur général  de Total SA ; Jean-Joseph Boillot, conseiller au club du CEPII, spécialiste de l'Inde ; François Bourguignon  directeur de l'école d'économie de Paris, ancien vice-président et chef économiste de la Banque Mondiale ;  Christian Blanckaert, directeur général d'Hermès international ; Mathilde Lemoine, directrice des études économiques et de la stratégie des marchés d'HSBC France ; Philippe Louis-Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs et Olivier Zarrouati, directeur Général Zodiac.

A programme des deux heures de discussions, l'état des lieux des pays émergents face à la crise financière et la contraction du commerce mondial.

Ci-dessous, le verbatim de l'intervention de Jean-Joseph Boillot.

Quel regard portez-vous sur la relance de l'économie chinoise ces derniers mois ?
Pour la première fois, un pays émergent, la Chine, tire en grande partie l'économie mondiale. Quasiment tous les experts de la planète suivent de près le trafic portuaire de Hong Kong et Shanghai pour lire la conjoncture de la crise. Certes, l'économie chinoise ne représente qu'environ 4500 milliards de dollars en termes de PIB courant, soit un peu plus de 5% seulement du PIB mondial contre plus de 20% pour les Etats-Unis. C'est environ deux fois la France.
Mais le PIB chinois en parité d'achat, c'est-à-dire du volume, est en réalité près de trois fois supérieur.  
La Chine représente environ la moitié des variations de volume dans tous les domaines : pétrole, minerais, composants électroniques etc… Elle est ainsi devenue le premier marché mondial des voitures en mars dernier avec près d'un million de voitures neuves vendues, au-dessus des ventes américaines.

Last but not least, si l'on tient compte du delta et de la projection de croissance du PIB en 2009, la Chine va contribuer cette année à hauteur de la moitié de la croissance mondiale et à près de 60% de la liquidité mondiale. La FED en sait quelque chose puisque ses ventes de titres dépendent quasi exclusivement d'un seul acheteur en ce moment : la banque centrale chinoise !

Par ailleurs, le pays a su jouer de manière relativement remarquable face à ce qu'il appelle « la crise globale du capitalisme occidental ». De ce point de vue, nous avons énormément de choses à apprendre du monde chinois en ce qui concerne sa philosophie face à l'adversité. Les autorités chinoises ont su faire preuve de calme, et de lucidité. Elles ont su utiliser leur marge de manœuvre avec efficacité, su anticiper bien longtemps à l'avance  un autre relais à la croissance que l'exportation. Et ce par le biais de l'investissement en croissance de plus de 30% au dernier trimestre, et de la consommation des ménages qui progresse au rythme de 14%.  Une grande partie de ses réserves fiscales et de change a été utilisée pour stimuler cette demande interne.

Ainsi, alors qu'il y a 30 ans, Deng Xiaoping disait que la Chine ne pouvait pas faire sans capitalisme global. Aujourd'hui c'est le capitalisme global qui ne peut plus pas faire sans la Chine.

Selon vous, où réside le principal danger pour la Chine ?
Je pense que le principal danger réside dans la  manière dont nous allons reconstruire le second « Bretton Woods » avec la Chine, autrement dit la manière dont nous allons discuter avec ce grand pays de la réforme de l'économie mondiale. Si nous devions en rester à un « G2 », un face à face entre les Etats-Unis et la Chine, alors nous allons rater cette opportunité historique de construire une régulation mondiale équilibrée. Le consensus de Pékin n'a rien à envier au consensus de Washington. Il a des défauts criants, et pas seulement sur le plan des droits de l'homme, mais aussi sur le plan économique : trop de bureaucratie, de corruption etc…

De quelle manière percevez-vous le changement du modèle économique chinois ?
Cela fait dix ans que la Chine s'attaque graduellement aux trois défis auxquels elle est confrontée : passer d'une croissance tirée par les exportations à une croissance tirée par la demande intérieure, faire face aux enjeux environnementaux, assurer enfin une meilleure cohérence entre son régime politique et son niveau de développement économique et social.
Mais soyons honnêtes : nous n'arrêtons pas d'accuser la Chine d'avoir une croissance tirée par les exportations alors que nous lui avons nous mêmes vendu ce modèle il y a trente ans. En outre, ce sont pour l'essentiel nos usines, nos industriels, nos commerçants qui produisent ou font produire aujourd'hui en Chine pour des consommateurs avides de prix aussi bas. Imaginons nous la diffusion du téléphone mobile ou des écrans plats ou encore des ordinateurs portables sans la Chine, impossible !
On va du reste rapidement mesurer peut être le prix à payer pour cette crise. Le secteur le plus affecté en Chine est le secteur exportateur, environ 20 millions de personnes affectées. De multiples entreprises en particulier dans le domaine du textile ou de l'électronique ont du fermer leur porte. Je crois que les autorités chinoises en tirent elles-mêmes les leçons pour l'avenir.

Dans quelle mesure le modèle économique chinois est-il compatible avec le développement durable, la raréfaction de l'énergie…
Il est mis en avant le fait que la Chine émet autant de gaz à effet que les Etats-Unis. Mais on oublie de dire que c'est en Chine, qu'il y a la plus grande ville du monde (10 millions d'habitants) où pas un deux roues ne fonctionne à l'essence et où tous fonctionnent qu'à l'électricité.

De même, je viens d'apprendre que la Chine a le plan le plus ambitieux d'éoliennes d'ici 2015 : 50.000 megawatts contre 120.000 installés à ce jour dans le monde.

Récemment, le Wall Street journal a publié un reportage montrant que la Chine était devenue le leader mondial des centrales à charbon les plus propres du monde. Plus une seule centrale ne serait construite sans cette fameuse technologie propre made in USA mais qui n'a jamais été développée aux Etats-Unis : le charbon soufflé qui permet de réduire de 80% les émissions de gaz à effet de serre.
Le gouvernement de Pékin a pleinement conscience des urgences et des priorités.

Le défi politique est un débat permanent en Chine. Comment l'appréhendez-vous ?
Je retire de mes voyages en Chine le sentiment que la jeunesse chinoise ne veut pour le moment sacrifier ni la croissance économique, ni la restauration à l'échelle mondiale de la crédibilité et de la respectabilité de la Chine sur l‘autel d'une démocratisation à l'occidentale. On s'achemine par ailleurs progressivement vers des élections de représentants au niveau local. J'ai la conviction que la Chine trouvera son propre modèle politique dans les deux décennies à venir, ne serait-ce que pour une simple raison : les dizaines de milliers de luttes sociales, de révoltes paysannes actuelles, et bien sûr la contestation subversive des jeunes sur la toile notamment.

Quel point de vue avez-vous sur la situation de l'économie indienne ?
L'Inde est un système complètement différent. Le pays présente une configuration « bottom up », c'est-à-dire décentralisée et c'est une démocratie politique. La conjonction de ces deux caractéristiques s'est traduite par un choc extérieur amplificateur sur le propre cycle des affaires. Ainsi, l'économie indienne est beaucoup plus impactée conjoncturellement que l'économie chinoise. La croissance devrait ralentir de 9% à 4-5% en 2009 et la reprise s'étaler un peu plus dans le temps.

Quelle a été l'influence de la dimension politique dans le pays ?
Dans un premier temps, l'échéance des élections a poussé les autorités à ouvrir tout grand le robinet budgétaire et notamment en faveur des campagnes. Le parti du Congrès a ainsi distribué en quelques mois près de 6,5 points de PIB, largement en faveur de la consommation, alors même que les poches du gouvernement étaient vides. Cela aura été un des plus grands plans de relance du monde proportionnellement à la taille de son économie et ceci a permis de soutenir largement la demande domestique.

Pensez-vous que l'Inde puisse rebondir toute seule ?
Je ne le pense pas. Les sondages actuels donnent un gouvernement central assez instable. Ni le parti du Congrès ni le principal parti de l'opposition, qui sont les deux partis pan-indiens à même de donner une orientation centrale au pays, n'auraient plus de 140 à 150 députés sur 543. Ils devront alors entrer dans des discussions infinies avec les partis régionaux qui sont dans l'ensemble des partis populistes. Cela n'augurerait rien de très bon sur le plan budgétaire et pour la reprise des investissements tant domestiques qu'étrangers. Mais on verra bien les résultats lundi 18 mai.

Que prévoyez-vous en termes de reprise dans ces deux grandes économies ?
Nous devrions avoir en Chine une reprise en V avec un effet certain pour l'économie mondiale et plutôt une reprise en U pour l'économie indienne.

Selon vous l'Afrique serait en train de nous préparer un « coup à la chinoise ». Qu'entendez-vous par là ?
J'observe une similitude entre l'Afrique d'un côté, et d'un autre côté mon expérience de l'Inde et de la Chine depuis trente ans. Si nous considérons le développement comme la mise en place d'institutions politiques, sociales et économiques, combinée à une fenêtre d'opportunité démographique, avec un certain nombre de ressources humaines et en capital, on aurait aujourd'hui en Afrique tous les ingrédients qui justifient d'être plus optimiste que les images traditionnelles d'un continent à la dérive.

L'Afrique semble par exemple avoir testé dans la crise actuelle les limites de sa dépendance sur les ressources naturelles et donc le modèle d'économie rentière. Je considère en outre que la multiplication des conflits pour la répartition des richesses sur ce continent traduisent autant de pressions des sociétés civiles, et notamment de la jeunesse, qui devraient à terme réorienter les régimes de développement en place.

Que pensez-vous de la relation étroite entretenue entre la Chine et l'Afrique ?
L'occident a en général un regard beaucoup trop biaisé sur ces relations, comme du reste demain avec l'Inde. Les flux commerciaux et des flux d'investissement entre la Chine et l'Afrique sont très importants, massifs même puisque la Chine serait devenue le premier partenaire commercial, dans l'investissement direct et pour l'aide publique en Afrique.

La Chine joue donc désormais un rôle significatif sur le continent. Nous parlons de « Beijing consensus » opposé au Washington consensus, sous-entendu que la Chine pourrait désormais dicter ses lois aux Africains. Tout ceci a une connotation négative qui suppose un développement autoritaire de l'Afrique qui paraît très peu probable pour ceux qui connaissent le continent et précisément son histoire désormais rebelle après les expériences douloureuses de l'esclavage et de la colonisation.

Ceci étant, il est de mon avis que la Chine vient desserrer la contrainte occidentale sur les pays africains. L'Afrique était largement malade depuis plusieurs décennies de la façon dont les occidentaux se comportaient encore en situation de quasi-monopole. Il n'y avait pas assez de concurrents autour de la table pour lui permettre d'améliorer ses conditions de négociation.

Mais l'Afrique a aussi vis à vis de la Chine des marges de manœuvre qu'il ne faut pas sous-estimer, notamment sur le plan politique, à l'ONU par exemple où plus rien ne peut se faire sans le soutien des 53 nations africaines. Le vote africain est un élément clé pour permettre à la Chine de contrebalancer l'influence américaine et d'affirmer ses droits dans les années à venir.

Propos recueillis par Imen Hazgui

- 15 Mai 2009 - Copyright © 2006 www.easybourse.com

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