À propos de la valorisation 

La valorisation d'une entreprise est un des exercices les plus complexes en finance. Nous ne pouvons pas avoir un raisonnement aussi simple que : "un P/E ratio de 10, ce n'est pas cher et un P/E ratio de 30 c'est cher". L'exercice de valorisation d'une société ou d'un marché est bien plus complexe car tous les bénéfices ne se valent pas, de même que tous les contextes macroéconomiques ne se valent pas. De nombreux paramètres induisent une valorisation, qu'ils relèvent d'une vision macro (le niveau des taux sans risque, la croissance du PIB, l'endettement d'un pays, les contraintes réglementaires d'un secteur, l'orientation politique, etc) et d'une vision micro (la stabilité et le niveau des marges de l'entreprise en question, le potentiel du TAM (total addressable market), la qualité de son bilan comptable, le positionnement de l'entreprise sur son marché, etc). Cet article vise à déconstruire l'idée qu'une entreprise est chère ou pas chère sur la simple lecture de ses multiples de valorisation et à faire germer l'idée que la qualité est plus importante que le prix si vous investissez à long terme. 

Une valorisation élevée ne signifie pas que vous payez trop cher. La qualité d'une entreprise peut parfois valoir le coût de payer 30 ou 40 fois ses bénéfices d'une année. Terry Smith, éminent investisseur et analyste à la tête de Fundsmith, a l'habitude de dire que "ce n'est pas parce qu'une entreprise est bon marché qu'elle deviendra une bonne entreprise et, à long terme, c'est la qualité de l'entreprise dans laquelle vous investissez qui détermine votre rendement". 

Concentrez-vous sur le rendement du capital employé 

"Sur le long terme, il est difficile pour une action d'obtenir un rendement bien supérieur à celui de l'entreprise qui la sous-tend. Si l'entreprise rapporte 6% du capital sur quarante ans et que vous la conservez pendant cette période, vous n'obtiendrez guère plus qu'un rendement de 6%, même si vous l'avez achetée avec une forte décote à l'origine. Inversement, si une entreprise rapporte 18% du capital sur vingt ou trente ans, même si vous la payez à un prix élevé, vous obtiendrez un excellent résultat." -  Charlie Munger

Et pour illustrer ce propos, rien de mieux qu'un exemple. 

Prenons deux entreprises avec les caractéristiques suivantes : 

  • L'entreprise A a un retour sur les capitaux employés (ROCE) de 20%. 
  • L'entreprise B a un retour sur les capitaux employés (ROCE) de 10%. 

Aucune des deux sociétés ne verse de dividende. Elles réinvestissent 100% de leurs bénéfices après impôts dans leur croissance. Partons du principe qu'elles ont le même taux d'imposition et qu'elles maintiennent ce même niveau de rendement des capitaux engagés sur le long terme. 

Maintenant, imaginons que nous sommes en 1990. Vous souhaitez investir dans une des deux entreprises citées (A ou B), laquelle choisiriez-vous si vous deviez garder vos investissements (stratégie "buy and hold") jusqu'en 2023 ? 

Avant de répondre à cette question, je vous donne deux précisions sur la valorisation et pas des moindres : 

  • En 1990, si vous achetez l'entreprise A, sachez qu'elle se valorise à un P/E ratio (c'est-à-dire un cours/bénéfices) de 30, alors que l'entreprise B, se paye deux fois moins cher avec un P/E affiché de 15. 
  • En 2023, lorsque vous vendez vos actions, si vous êtes propriétaire de l'entreprise A, sachez que sa valorisation sera divisée par deux. Le P/E de 30 de 1990 passera ainsi à 15 en 2023, sur la même projection des bénéfices, ce qui fera baisser votre prix inévitablement. A contrario, si vous êtes actionnaire de l'entreprise B, le P/E de 15 en 1990 sera de 30 au moment de votre vente en 2023, ce qui, sur la base des mêmes bénéfices estimés, fera doubler votre prix de vente. 

En tenant compte de ces remarques, dans quelle entreprise souhaitez vous investir à l'aube de l'année 1990 ? 

Réponse en image : 

Comme vous pouvez le constater, même avec un très mauvais timing sur l'entreprise A, votre gain final est plus de 4 fois supérieur à l'entreprise B, et ce même si vous étiez sorti avec un très bon timing sur cette dernière. Finalement, votre investissement sur une entreprise de meilleure qualité vous a rapporté un rendement annualisé de 16,95% contre 11,95% pour l'entreprise de qualité moyenne, soit 5% de plus chaque année ! 

Pratiquez l'inversion pour trouver la qualité 

Même avec cette explication théorique illustrée, vous pourriez me dire : "Mais tout ceci est idyllique, dans la vraie vie, aucune entreprise ne croît à ce rythme aussi longtemps et arrive à maintenir un taux élevé de ses capitaux engagés". 

Il est vrai que seules quelques très belles entreprises parviennent à se composer un rythme aussi élevé. Pour les trouver, la clé est de réduire votre univers investissable en utilisant des critères sélectifs concernant la qualité des entreprises que vous cherchez. Au lieu de trouver les meilleures entreprises, faites l'inverse, éliminez les mauvaises. Vous verrez, c'est bien plus facile. 

Le style d'investissement "quality" cherche ainsi à éliminer les entreprises : 

  • non profitables (marge nette négative) ou peu profitables (marge nette inférieure à 5% par exemple) ; 
  • faiblement rentables (rendement des capitaux propres (ROE), rendement des capitaux investis (ROIC) et rendement des capitaux employés (ROCE) faibles, mettons inférieurs à 15% pour mettre une limite) ; 
  • dont les marges sont volatiles d'une année sur l'autre et dont les bénéfices sont peu prévisibles. Certains secteurs d'activités peu cycliques ainsi que les entreprises avec des revenus récurrents seront ainsi favorisés. 
  • possédant un bilan comptable fragile avec un fort levier financier, c'est-à-dire un endettement déraisonnable au regard des bénéfices avant impôt, des free cash flow, des capitaux propres ou encore des actifs totaux. 

Comme expliqué dans cet article sur les multibaggers, il n'y a que très peu d'entreprises qui méritent vraiment votre attention, n'ayez pas peur d'être trop sélectif. Vous devez chercher - si votre objectif est de trouver et conserver des entreprises sur le long terme pour battre le marché - à sélectionner des entreprises créant de la valeur pour leurs actionnaires, qui dégagent un rendement élevé du capital employé, qui réinvestissent les bénéfices dans leur croissance et qui peuvent maintenir ces niveaux de rentabilité et de croissance élevés sur le long terme grâce à un potentiel de marché significatif, un avantage compétitif durable et un bilan forteresse. 

Avec un portefeuille suffisamment diversifié d'entreprises hautement qualitatives, plusieurs études montrent que vous pouvez payer en moyenne quatre fois le ratio cours/bénéfices du marché tout en réalisant une aussi bonne performance que celui-ci à long terme. 

Mise en pratique avec des parcours remarquables 

Pour vous montrer que tout ceci s'explique dans la pratique, remontons à nouveau dans le temps. 

Nous sommes désormais en 1973. 

Prenons quelques exemples d'entreprises internationales que vous auriez pu payer à un multiple très élevé (en termes de P/E ratio) et quand même faire une bien meilleure performance que l'indice mondial (MSCI World) sur la même période de détention (de 1973 à 2019). 

Imaginez, vous auriez pu payer L'Oréal 281 fois ses bénéfices en 1973 et quand même réaliser une meilleure performance (7% CAGR) que le MSCI World (CAGR 6,2%). 

L'humain a parfois du mal à se représenter l'effet cumulé sur une longue période et il est particulièrement difficile de comparer des taux d'intérêts composés différents. C'est la raison pour laquelle nous avons tendance à sous-estimer les entreprises qualitatives. 

La qualité de la croissance, la clé de la réussite sur le long terme 

Je vous invite donc à vous concentrer sur la qualité de la croissance, c'est-à-dire sur (1) l'aptitude d'une entreprise à générer un rendement élevé sur son capital employé, (2) sa capacité à maintenir cette rentabilité à des taux élevés longtemps grâce à des avantages compétitifs durables et un potentiel du marché sous-jacent important, (3) sa volonté de réinvestir ses bénéfices dans sa croissance avec une vision à long terme des affaires, (4) et si possible tout en maintenant une certaine solidité financière (croissance autofinancée à faible levier). 

Et vous verrez que si à court terme (< 1 an) la valorisation est une donnée importante qui pèse lourd dans la balance, à long terme (> 10 ans), c'est presque une goutte d'eau dans la réussite finale de votre investissement. 

La preuve en est lorsque l'on regarde cette étude de BCG Analysis et Morgan Stanley Research sur le quartile supérieur des actions les plus performantes du S&P 500 entre 1990 et 2009. Sur une période de 10 ans, la croissance des bénéfices explique en moyenne 89% de la hausse du cours de l'action. La croissance des multiples (P/E ratio dans notre exemple) ne pèse plus que 6% sur une période de 10 ans. 

Maintenant, j'espère vous avoir convaincu que si vous investissez à long terme selon une stratégie de type "buy and hold", la qualité des entreprises dans lesquelles vous investissez déterminera bien plus votre performance finale que le prix auquel vous les payez. Le prix s'oublie, la qualité reste.