Pour dissiper tout malentendu, commençons par affirmer qu'une "fusion entre égaux" est un abus de langage qui sert uniquement des desseins de communication. Un rapprochement d'entreprises, qui plus est de cette envergure, aboutit toujours à la domination définitive de l'une sur l'autre. Le côté vers lequel penche la balance peut être la conséquence de multiples facteurs et ne dépend pas forcément du poids d'origine. Chez LafargeHolcim, le camp suisse a pris le pas sur le camp français. Lors du rapprochement, Holcim bénéficiait d'une dynamique économique plus favorable, d'un actionnariat plus concentré et d'une actualité moins sulfureuse que Lafarge. Depuis la création de TechnipFMC, c'est le management de FMC qui s'est imposé et qui a ramené le centre de gravité de Paris à Houston. L'histoire, même récente, regorge de scénarios de ce type, on est en train de le constater avec EssilorLuxottica (une autre "fusion entre égaux franco-italienne", dont on ne connaît pas encore l'issue patriotique).
 
Comme les entreprises savent bien que l'égalité est impossible, elles ont tout intérêt à montrer leur supériorité lors des négociations. Cela peut leur permettre, par exemple, d'obtenir des postes clefs pour leurs dirigeants ou des garanties pour certains de leurs sites. Et par conséquent de commencer à faire pencher la balance d'un côté plutôt que de l'autre. Cela peut aussi amener une rémunération exceptionnelle aux actionnaires, pour ajuster les parités. C'est d'ailleurs le cas de Fiat Chrysler : comme sa capitalisation boursière est supérieure, la société va verser 2,5 milliards d'euros à ses actionnaires, de façon à rejoindre le fameux niveau de parité. Sur le papier du moins.
 

Estimation de l'actionnariat futur de Renault FCA (Avec UBS - Cliquer pour agrandir)

Tous les constructeurs sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres

Par des fuites opportunes, on sait que Renault trouve que les termes proposés par FCA sont un peu trop avantageux pour l'Italien, qui pousse l'égalité un peu fort aux yeux de certains. La valorisation du Français est assez complexe, à cause des liens tissés avec Nissan (et par ricochet Mitsubishi) au sein de l'Alliance. L'apport du Japonais est important pour les finances de Renault, tandis que leur collaboration industrielle est poussée, parfois même consanguine. Mais la crise Ghosn a très bien montré qu'en l'absence d'une intégration juridique et capitalistique plus poussée, la gouvernance pose un réel problème. Nissan revendique d'ailleurs une revalorisation de son poids dans l'Alliance : encore une problématique de parité !
 
Si l'on se penche sur les chiffres, FCA et Renault ont des ratios financiers relativement proches, même si quelques gros écarts persistent en données brutes : FCA réalise deux fois plus de chiffres d'affaires que Renault, dont les bénéfices sont très élevés grâce à l'apport de Nissan. Les constructeurs ont notamment en commun un PER très faible, parmi les plus bas d'un secteur déjà peu favorisé, une marge d'exploitation très correcte et des bilans bien maîtrisés. La structure de leurs bénéfices est en revanche très différente. Les marques américaines de FCA lui assurent des belles marges, qui masquent des situations délicates en Europe ou en Chine. Renault est plus équilibré, mais une partie de ses bénéfices provient de Nissan.
 
Un ticket unique sur le marché américain
 
En toute franchise, je ne sais pas si FCA sous-valorise Renault. Et je ne suis pas le seul. Beaucoup de ceux qui crient à la spoliation nationale depuis quelques jours dans les médias n'en savent rien non plus. Le "deal" ne valoriserait pas correctement Nissan, entend-on. Facialement cela semble vrai. Mais dans ce cas, le marché ne valorisait pas correctement Nissan non plus, puisqu'il ne cesse de faire dégringoler la valeur de Renault en bourse. En réalité, il applique au groupe une grosse décote de complexité (et de perplexité serait-on tenté d'ajouter), qui ne semble pas dénuée de fondement au regard de l'actualité récente. Pour d'autres, Nissan serait bien valorisée, après tout la société est cotée en bourse, mais c'est Renault qui afficherait un prix "à la casse". Là encore, le marché semble à côté de la plaque. 

Ce dont je suis sûr, c'est que Renault a une belle occasion de sortir de l'ornière où l'a jetée l'affaire Nissan. Et de faire d'une pierre deux coups en inversant la tendance face au meilleur ennemi Peugeot, présenté comme le prétendant naturel de Fiat Chrysler. Et je pose la question : connaissez-vous beaucoup de dossiers qui permettent d'entrer dans le quatuor de tête du marché américain avec des marques à haute marge et un management habitué à travailler avec des Européens ?
 

Un futur groupe bien assis sur deux piliers (Avec Bloomberg et UBS - Cliquer pour agrandir)

Forcément, le conseil d'administration a de quoi cogiter. Mais je laisse volontiers aux banques d'affaires retenues par les deux groupes le soin de déterminer qui vaut quoi, d'autant qu'elles seront nombreuses à se pencher sur la question. Nomura, Goldman Sachs et d'Angelin pour FCA. Ardea, BNP Paribas et Société Générale pour Renault. Sans compter Lazard pour Exor et Bank of America Merrill Lynch pour Nissan.
 
L'opération est plus intéressante à envisager sous l'angle de ce qui rapproche les deux groupes. Voilà la lecture qu'en donnent David Lesne et Patrick Hummel, qui suivent le secteur pour UBS :
Renault apporte principalement à FCA :
  • Un savoir-faire dans l'électrification des véhicules.
  • Une solide position en Russie.
FCA apporte principalement à Renault :
  • Une division nord-américaine très profitable.
  • Un accroissement de taille en Amérique Latine.
 Le mariage en lui-même apporte principalement comme avantages :
  • FCA répond à sa problématique de sous-dimensionnement en Europe.
  • FCA accède aux technologies électriques de Renault Nissan.
  • Le groupe devient numéro trois mondial d'un secteur à l'heure où la course à la taille importe plus que jamais dans l'automobile.
  • Le groupe deviendra numéro un mondial s'il parvient à créer une structure optimisée avec Nissan et Mitsubishi.

Les forces en présence sur la base des chiffres 2018 (Avec UBS - Cliquer pour agrandir)
 
Les questions soulevées par le rapprochement :
  • Les synergies importantes avancées, en l'absence de restructuration en Europe, alors que les sites Renault ont déjà été rationalisés, mais pas ceux de FCA.
  • En relation avec le point précédent, un processus d'intégration forcément compliqué.
  • La "complémentarité" vantée par Fiat fonctionne bien sur certains marchés, mais pas en Europe où la gamme de FCA se télescope avec celle de Renault (et de Dacia).
  • Le mariage ne règlera pas facilement les problèmes rencontrés par FCA sur certaines marques, en particulier Maserati et Alfa Romeo.
Mais la question qui se pose au final, celle qui vaut réellement des milliards, est de savoir si Renault peut se permettre de refuser cette proposition unique de changer de dimension. Premier élément de réponse mardi prochain, avec une première position de principe du conseil d'administration.