"Les principaux indices boursiers américains ont atteint des sommets sans précédent, l'indice S&P 500 ayant franchi pour la première fois la barre des 2 700 au début de janvier. Il se murmure sur les marchés que les esprits animaux pourraient être à l'œuvre". Evidemment, cette citation ne date pas du début 2019 mais du début 2018. Elle est tirée d'un faire-part de naissance, celui de "l'indice des esprits animaux", créé par Wells Fargo. A l'époque, le nouvel indice n'avait pas passionné les foules. Après tout, les marchés ne cessaient de monter, alors pourquoi s'embarrasser d'un oiseau de mauvais augure ?

L'insoutenable bestialité de l'être
 
Les "esprits animaux" ("animal spirits") font référence au concept économique développé par Keynes en 1936. Pour simplifier, le Britannique bat en brèche la théorie selon laquelle l'homo economicus est rationnel et que ses choix sont optimaux : la psychologie humaine a un rôle majeur dans l'évolution économique *. Les esprits animaux, enterrés par les chantres de l'autorégulation des marchés, ont fait leur retour lors des crises récentes, en particulier avec les "subprimes". En janvier 2018, Wells Fargo avait donc levé le voile sur son "indice des esprits animaux" (ASI), en partant des postulats qu'une "approche quantitative des esprits animaux pouvait permettre d'obtenir une vision plus précise de l'influence qu'ils ont sur l'économie", et que "les décideurs, en comprenant les tenants et les aboutissants des esprits animaux, pourraient avoir pris sur eux". Des tentatives avaient déjà été réalisées pour modéliser les "esprits animaux", mais a priori aucune (selon Wells Fargo) n'intégrai autant de variables. Pour "quantifier l'exubérance", l'indice s'appuie sur les évolutions : du S&P500, de l'indice de confiance des consommateurs du Conference Board, des spreads de taux, du VIX et de l'indice d'incertitude politique US. Cinq composantes qui donnent le pouls de plusieurs agents économiques donc, articulées selon un modèle factoriel dynamique. Les données disponibles ont permis à Wells Fargo de remonter jusqu'en 1967 pour donner un peu d'épaisseur à l'historique de son indice.
 
Schématiquement, un ASI supérieur à 0 est signe d'optimisme. Sous ce seuil, c'est plus morose. Jetons un coup d'œil à l'historique depuis 1967 :
 
Copie d'écran Wells Fargo (Cliquer pour agrandir)
 
Le plancher de l'ASI a été touché à -1,65 lors de la crise des subprimes (précisément en octobre 2008), après avoir touché un pic peu avant. L'indice était d'ailleurs resté en territoire négatif jusqu'en février 2014, avant de revenir majoritairement dans le vert depuis. En décembre 2018, l'ASI a lourdement chuté par rapport à novembre : de 0,52 à 0,14 (plus bas depuis novembre 2016). Décembre était un mois éprouvant avec quatre des cinq composantes sur leurs pires niveaux de l'année (S&P500 et spread au plus bas, VIX et indice d'incertitude politique au plus haut), tandis que la confiance des consommateurs a chuté de plus de 8 points. Même s'il reste en territoire positif, l'ASI s'est rapidement et fortement dégradé, ce qui montre "que les agents économiques ne sont pas à l'aise avec l'activité récente du monde économique et financier", explique Azhar Iqbal, économétricien chez Wells Fargo.

Peut mieux faire

La démarche est intéressante mais elle est encore au stade du rodage. On reste un peu sur notre faim devant le faible nombre d'interprétations fournies par Wells Fargo depuis le lancement de son indice. Espérons que cela évoluera et que l'ASI ne rejoindra pas la pile des indices qui se contentent d'expliquer les événements économiques a posteriori, il perdrait beaucoup d'intérêt. L'examen du graphique apporte toutefois une certitude : l'ASI est passé sous le seuil 0 durant toutes les périodes de récession (soit sept épisodes depuis 1967). Il a aussi reculé sous ce niveau à quelques reprises sans qu'il y ait eu de contraction économique, rétorquerez-vous. Pour autant, le fait qu'il soit sur la pente descendante abrupte et proche du seuil fatidique n'est pas une bonne nouvelle. A suivre…
 
* Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie. John Maynard Keynes. Payot, Traduction de 2017 : "Outre la cause due à la spéculation, l'instabilité économique trouve une autre cause, inhérente celle-ci à la nature humaine, dans le fait qu'une grande partie de nos activités positives dans l'ordre du bien, de l'agréable ou de l'utile procèdent plus d'un optimisme spontané que d'une prévision mathématique. Il est probable que nos décisions de faire quelque chose de positif dont les conséquences s'échelonneront sur de nombreux jours ne peuvent pour la plupart être prises que sur la poussée d'esprits animaux – d'un besoin spontané d'agir plutôt que de ne rien faire – et non en conséquence d'une moyenne pondérée des bénéfices quantitatifs multipliés par des probabilités quantitatives".