Choquante, excessive, déconnectée des réalités, imméritée… La rémunération des dirigeants de grandes entreprises cotées en bourse est une source permanente de polémique. Surtout depuis que des parts variables souvent copieuses et relativement aisées à décrocher sont venues gonfler les gains annuels. Nous vous proposons une plongée dans les rémunérations des dirigeants du CAC40, après quelques éclairages sur ce qui est rendu public et la façon de récupérer l'information. 

Commençons avec quelques rappels généraux : la rémunération des dirigeants des entreprises est soumise au vote en assemblée générale. Et par rémunération, on entend aussi bien le salaire fixe que les éléments variables et les programmes de distribution de titres gratuits qui reposent sur des objectifs de performance propres à chaque entreprise. Pour donner quelques exemples, il peut s’agir d’un niveau de rentabilité à atteindre, d’un objectif de réduction des coûts, de l’impact carbone de l’entreprise ou encore de la performance du titre en bourse. Le plus souvent, c’est une combinaison de plusieurs critères.

Le ratio d'équité

En 2020, les actionnaires des entreprises soumises à la loi française (cette précision a de l’importance, comme nous le verrons plus loin) étaient invités à voter pour l’application de l’Ordonnance du 27 novembre 2019 relative à la rémunération des mandataires sociaux des sociétés cotées qui inclut le ratio d’équité : un rapport qui compare la rémunération des dirigeants de l’entreprise avec la rémunération moyenne et médiane des salariés. Le vote était un peu biaisé : en cas de rejet, le versement des jetons de présence aux administrateurs (constituant une part non négligeable de leurs revenus) aurait dû être suspendu.

Quelques problèmes subsistent pour l'instant :

  • Les ratios publiés par les entreprises ne sont pas harmonisés et il est difficile (voir impossible) de trouver deux chiffres immédiatement comparables. Il n’est pas prévu de décret d’application pour déterminer les modalités de calcul de ces ratios, il s’agit seulement de lignes directrices.
  • Seule la communication du ratio est exigée par la loi, pas la méthode de construction (même s'il est recommandé aux entreprises de préciser si elles se sont référées à ces lignes directrices pour construire leur méthodologie et, le cas échéant, la méthode adoptée si elle diffère).
  • Les fournisseurs de données comme Bloomberg ou Refinitiv ne sont pas toujours en mesure de relever les ratios publiés dans les documents d’enregistrement universel des entreprises. Il faut donc aller chercher ces métriques manuellement dans le DEU de la société cotée.
  • Les sociétés de droit étranger n’ont pas l’obligation de publier un ratio d’équité. C’est le cas par exemple de ArcelorMittal, Stellantis, Airbus ou encore STMicroelectronics, qui sont immatriculées aux Pays-Bas, par amour des polders.
  • Pour ne rien arranger, le périmètre pris en compte par l’entreprise pour calculer le dénominateur peut aussi poser des problèmes de cohérence d’une société à une autre (par exemple si la société compte beaucoup de salariés à l'étranger, ou un nombre élevé de prestataires extérieurs). Concernant le périmètre, la loi vise les salariés de la société cotée et non les salariés du groupe. Cela peut poser un problème lorsqu’il s’agit d’une holding qui n’a pas ou très peu de salariés par rapport à l’effectif global en France. A ce sujet, le code Afep-Medef recommande "de prendre en compte un périmètre plus représentatif par rapport à la masse salariale ou les effectifs en France des sociétés dont elles ont le contrôle exclusif".

Un calcul maison

Pour passer outre ces différentes barrières et accessoirement nous simplifier la vie, nous avons décidé de calculer nos propres ratios. Le premier prend en compte l’ensemble des éléments de rémunérations "récurrents" (fixe + variable + titres + avantages en nature) tandis que le deuxième exclut les titres offerts et autres éléments exotiques. Dans les deux cas, le dénominateur retenu n’est pas le salaire médian ou moyen (incluant notamment l’épargne salariale et les avantages en nature) que l’entreprise a jugé pertinent de présenter, nous sommes simplement partis de la masse salariale présentée dans les comptes consolidés, que nous avons divisée par le nombre d’employé(e)s. Nous avons conscience que le chiffre obtenu n’est pas idéal pour les entreprises qui font appel à un grand nombre de prestataires extérieurs. Le nombre d’employés sur lequel nous nous sommes basés (qui correspond à celui publié par l’entreprise dans son DEU) peut aussi être différent de l’effectif équivalent temps plein. Lorsque les données n'ont pas encore été publiées (c'est le cas de Carrefour à la date de notre publication), c'est la rémunération de l'année précédente qui a été prise en compte.  

Commençons par les données brutes. Le premier tableau recense les rémunérations des CEO des sociétés françaises en 2021, sans la partie libellée en titres. Le second est identique au premier, mais viennent s'y ajouter les rémunérations en titres.

  • Rémunération stellaire chez Stellantis : Le champion des rémunérations hors titres s'appelle Carlos Tavares, comme la presse s'en est largement faite l'écho dernièrement, avec l'assemblée générale annuelle de Stellantis, qui s'est opposée au paquet de rémunération du dirigeant. 
  • Citoyens du monde : Outre le portugais Carlos Tavares, l'indien Aditya Mittal (ArcelorMittal) et le britannique Paul Hudson (Sanofi) suivent et sont les seuls autres dirigeants à avoir gagné plus de 5 M€ en fixe plus bonus en 2021. Aucun des trois dirigeants n'a la nationalité française. 
  • Les Gilles moyen bien payés : Deux dirigeants gagnent moins de 1,2 M€ par an : Gilles Martin d'Eurofins et Gilles Grapinet de Worldline
  • Où sont les femmes ? : Catherine McGregor d'Engie est rémunérée 2,1 M€ (32e place) et Christel Heydemann d'Orange 1,76 M€ (36e). Les autres patronnes du CAC40 sont des patrons. 
  • Dirigeant-type : La moyenne est à 3,22 M€ et la médiane à 3,05 M€.

  • Silicon Valley like : Bernard Charlès domine de la tête et des épaules ce second classement. Dassault Systèmes a très tôt pratiqué une politique de rémunération en titres de son directeur général, comme cela se pratiquait aux Etats-Unis dans la sphère technologique. Bernard Charlès reçoit donc depuis 2005 une dotation de 300 000 actions par an (qui sont devenues 1,5 million après le split par 5 du titre). 
  • Teleperformance s'intercale : Le patron de Teleperformance, Daniel Julien, bénéficie lui aussi d'une généreuse politique de rémunération en titres, comme Carlos Tavares. Les deux hommes émargent ainsi autour de 19,5 M€ en 2021, loin devant le 4e, Paul Hudson (11 M€).
  • Privés d'actions (mais pas totalement) : En bas de l'échelle, on retrouve Gilles Martin (Eurofins), qui est un gros actionnaire de sa société mais qui n'a pas de plan de rémunération en actions d'envergure (il dispose de 2000 stock-options). Chez Alstom, Henri Poupart-Lafarge ne bénéficie pas non plus d'une rémunération en actions susceptible de gonfler son salaire sur l'exercice 2021/2021 (Alstom clôture au 31 mars), mais un plan est en cours, fonction de l'atteinte de certains objectifs sur trois ans qui seront jugés à l'issue de l'exercice 2023/2024. 

Les deux autres tableaux comparent les salaires des dirigeants au salaire moyen que nous avons calculé à partir des données comptables (masse salariale divisée par effectifs), avec les limites précitées pour ce type d'exercice.

  • Grand écart sur les petits salaires : Hors actions, les dirigeants dont le salaire est le plus éloigné des rémunérations moyennes de leurs salariés sont Aditya Mittal (ArcelorMittal), Daniel Julien (Teleperformance) et Alexandre Bompard (Carrefour). Carrefour et Teleperformance sont les deux sociétés dont le salaire moyen théorique que vous avons calculé est le plus faible.
  • Moyenne à 60 : Les entreprises avec les ratios les plus faibles sont Unibail, Worldline et Thales. Unibail et Thales font partie des sociétés avec des salaires moyens élevés. Ils sont plus modérés chez Worldline, mais nous l'avons vu, le dirigeant est en queue de peloton des rémunérations.
  • Entreprise-type : la moyenne est à 60, la médiane à 48.

  • Le grand écart : En intégrant les rémunérations en actions, les décalages prennent beaucoup plus d'ampleur avec Daniel Julien (Teleperformance), Bernard Charlès (Dassault Systèmes) et Carlos Tavares (Stellantis) au-delà de 300.
  • La banque ferme la marche : le ratio le plus faible en intégrant les rémunérations en actions concerne le Crédit Agricole. Notre ratio de 24 réalisé avec des données assez basiques est très proche du ratio d'équité officiel calculé par la banque (25). 
  • Entreprise-type : la moyenne en intégrant les rémunérations en actions atteint 117 fois et la médiane 78.

Réalisé par Etienne Monceau et Anthony Bondain