Hier, le géant irlandais des matériaux de construction CRH annonçait son intention de transférer sa cotation principale de Londres vers les États-Unis. Idem pour ARM, le concepteur britannique d’outre-Manche détenu par le japonais SoftBank, qui a jeté son dévolu sur Wall Street plutôt que la City pour mener sa réintroduction. A la fin du mois dernier, Linde, le fournisseur germano-américain de gaz industriels, auparavant coté à la fois au Nyse et à Francfort, et dont le siège est désormais installé à Dublin, quittait officiellement la bourse allemande pour ne conserver que sa cotation américaine. Enfin en début de semaine, pavé dans la mare : le groupe d'infrastructures espagnol Ferrovial annonçait transférer son siège social aux Pays-Bas (via une fusion avec sa filiale Ferrovial International SE), provoquant l’ire de Madrid. Qu’est-ce qui pousse les grands groupes à renier leur mère-patrie ?

 

LES RAISONS

Booster la croissance, la valorisation ou la notoriété

Parmi les raisons invoquées par CRH, celle du potentiel de développement sur le territoire nord américain, qui représente déjà 75% du bénéfice d'exploitation du groupe, et qui devrait vraisemblablement rester un moteur clé de croissance dans les années à venir. Cette cotation apporterait davantage d'opportunités commerciales, opérationnelles et d'acquisition, selon CRH. 

Le groupe compte aussi obtenir une valorisation plus élevée sur le marché boursier américain, ce qui pourrait s'avérer utile s'il souhaite émettre des actions en vue d'acquisitions, relatent certains observateurs. En effet, les réserves de capitaux et la liquidité y sont plus importantes, et souvent, les actions américaines se négocient à un niveau plus élevé que les titres britanniques et européens.

Pour Ferrovial, être coté aux États-Unis permettra de mieux faire connaître le groupe au niveau mondial, qui rappelle que 93% de ses investisseurs institutionnels sont étrangers, et d’accroître la visibilité de ses produits. 

Du côté de Linde, la réorganisation du groupe, avec une cotation unique aux Etats-Unis, est justifiée par le trop grand succès de l'industriel à la bourse de Francfort. Son action, en croissance régulière, est devenue trop lourde pour l'indice allemand, et se heurte au facteur de plafonnement en vigueur outre-Rhin, qui limite à 10% le poids d’une valeur dans le DAX 40. La cotation américaine permettrait donc au titre du retrouver une certaine liberté. 

Se rapprocher des actifs ou s’aligner sur l'internationalisation croissante du groupe

Nous l’avons vu, l'Amérique du Nord représente une part conséquente de l’activité de CHR, légitime donc que le groupe veuille se rapprocher de ses actifs. 

La situation est similaire pour Linde. Le groupe a annoncé investir 1,8 milliards de dollars dans la construction d'une vaste usine de séparation de l'air dans le Tennessee, qui desservira les clients américains des régions environnantes.

La société d'infrastructures espagnole Ferrovial a aussi tiré une majeure partie de ses revenus (82% en 2022) de ses activités internationales. Présente dans plusieurs pays européens (elle exploite notamment l'aéroport d’Heathrow au Royaume-Uni) et aux Etats-Unis (elle y possède des autoroutes), la société s’offre un statut juridique plus en phase avec son exposition géographique. Le groupe envisage d’ailleurs à l’avenir de soumettre sa cotation outre-Atlantique, tout en précisant qu’il conservera ses cotations en Espagne et aux Pays-Bas. 

Les questions fiscales et juridiques

L'expatriation permet, sans surprise, dans certains cas, d'offrir à la société un cadre fiscal ou juridique plus clément. 

L'espagnol Ferrovial par exemple, pour justifier son transfert, faisait récemment les louanges de la stabilité juridique néerlandaise, et vantait la note de crédit AAA des Pays-bas, lui permettant de se financer à moindre coût. Suggérant par là même une forme de défaillance du cadre juridique espagnol et de la capacité du pays à rassurer les agences de notation. 

Ces arguments n’ont pas convaincu les observateurs, qui penchent pour un choix de nature fiscale. Ils avancent que le transfert de Ferrovial aux Pays-Bas, pays connu pour sa fiscalité avantageuse, serait plutôt motivé par la gourmandise de la fiscalité espagnole. En 2021, la multinationale aurait payé 214 millions d'euros d’impôts aux Etats-Unis pour un chiffre d'affaires de 2,64 milliards d'euros. Sur la même année, elle aurait versé au fisc ibère 767 millions d’euros, pour 1,09 milliards engrangés dans le pays. 

Protéger ou conforter les actionnaires

Parmi les autres raisons évoquées par les analystes pour décrypter les expatriations des groupes, celle de la protection des actionnaires minoritaires. Une cotation croisée soumet l'entreprise à divers organismes de régulation, et parfois à des exigences locales plus pointues, renforçant ainsi la gouvernance. 

N’oublions pas également que les sociétés ont pour objectif de satisfaire leurs investisseurs. Chez Linde, pas d'obstacle : les actionnaires ont massivement voté le repli sur son autre place de cotation, la Bourse de New York. Chez Ferrovial, c’est le conseil d'administration qui a proposé la fusion de la société-mère Ferrovial avec sa filiale Ferrovial International SE,société anonyme néerlandaise, qui détient déjà 86% des actifs de l'entreprise. 

Le cas de Londres

Le départ de CRH (coté à la fois à Londres et Dublin) du LSE et le penchant d’ARM pour New York sont un coup dur pour la City, qui cherche tant bien que mal, depuis le Brexit, à conserver son statut de première place boursière du Vieux Continent, qu’elle cède peu à peu à ses rivales Paris et Amsterdam. 

Ces deux défections sont, selon les analystes, le symbole d’une défiance grandissante envers l'environnement d'investissement au Royaume-Uni et envers les politiques gouvernementales décourageantes - citons l’augmentation de l'impôt sur les sociétés de 19 à 25% prévue cette année. 

Pour tenter d’inverser la tendance, la FCA (Financial Conduct Authority) a déjà assoupli les règles d'introduction en Bourse en 2021, en réduisant de 25% à 10% la proportion d'actions devant être mises à disposition du public. Le régulateur britannique étudie d’autres mesures, comme revenir sur l'exigence de présenter trois ans d'historique de revenus, ce qui pourrait attirer davantage de jeunes biotechs notamment. 

Enfin, rappelons que Ferrovial avait transféré ses actifs internationaux d’Angleterre aux Pays-Bas en 2018 pour les garder au sein de l'Union européenne après le Brexit.

Les bénéfices des cotations multiples

Il nous reste à mentionner ici, de manière non-exhaustive, les avantages que présente une cotation multiple : augmenter les possibilités d’échange de titres et ainsi améliorer la liquidité des actions, choisir la Bourse la plus avantageuse en matière de frais, opter pour une cotation dans la bonne devise pour minimiser les frais de change, ou encore, s’ouvrir plus largement aux investisseurs étrangers désireux d’investir dans le titre, mais n’ayant pas la possibilité de le faire via leur courtier local. 

Toujours du côté des investisseurs, citons aussi les restrictions juridiques, les difficultés à obtenir des informations sur les titres cotés outre-frontières, et la question de la protection des investisseurs dans certains pays étrangers 

Image : Mohamed Hassan

LES CONSEQUENCES

Renier sa mère-patrie n’est pas sans effet pour les sociétés, ni pour les places boursières qu’elles abandonnent.

D’abord, les groupes s’exposent au mécontentement de certains consommateurs, préférant plébisciter leurs fleurons quand ces derniers restent sur le territoire national. Ils se heurtent également, nous l’avons vu plus haut, à la colère ou à la déception des gouvernements, qui fustigent ça et là la perte des champions industriels nationaux, l’ingratitude des groupes, ou encore le dumping fiscal. Il est rarement bon de se mettre les dirigeants à dos. Ces sociétés doivent aussi s’adapter aux exigences du pays d’accueil, et engranger des frais parfois considérables pour mener leur double ou triple cotation. 

Les sociétés se confrontent aussi à des risques intrinsèques au choix du pays d’accueil : de nouvelles contraintes réglementaires, des coûts importants à l'enregistrement de la société sur une nouvelle place ou lors de retrait de la cote, ou le désintérêt des investisseurs étrangers pour une société européenne, pour n’en citer que quelques-uns.  

Du côté des opérateurs boursiers, le risque réside dans un possible effet domino. “A la presse vont les fous”, aurait dit Jean Le Bon au XIVème siècle ; proverbe que je remplacerais par sa version contemporaine “le monde attire le monde”. 

Au FTSE 100, l’inquiétude grandit. De nombreuses sociétés qui y sont cotées font des affaires aux États-Unis et pourraient être tentées de suivre l’exemple de CRH si l'expérience est probante. A l’IBEX, même sentiment, renforcé par les déclarations du président d’Iberdrola, qui aurait évoqué à plusieurs reprises un transfert du siège de la compagnie d'électricité hors d'Espagne, pour s’extirper de la pression fiscale à laquelle l'entreprise est soumise. Outre-Rhin, on déplore la perte de la première capitalisation de la place, première pondération de l’indice phare le DAX 40.

Terminons sur un point de chauvinisme européen. Une grande majorité des sociétés qui optent pour une multi-cotation choisissent les Etats-Unis comme place secondaire, au risque d’offrir à Wall Street le monopole sur les transactions et les plus-values.