Mais avant de parler du bouillant Elon Musk ou de son pendant à sang froid Mark Zuckerberg, pourquoi ne pas passer en revue quelques-uns des dirigeants de la génération précédente, qui incarnent ou ont incarné leur entreprise. Je parle de dirigeants et pas de dirigeantes parce qu'il n'y a pas de cheffe d'entreprise dans les lignes qui suivent. Je commence par la France avec Vincent Bolloré. Qu'on l'apprécie ou non, l'homme d'affaires breton fait partie de cette race de dirigeants qui ne s'effacent pas derrière les entreprises qu'il dirige. Ce n'est probablement pas le plus loquace des patrons de sociétés cotées, mais la rudesse de ses méthodes, parfois avérée, parfois fantasmée, suffit à entretenir son personnage et à faire comprendre qu'il est le maître des décisions. Ailleurs et dans des styles tout à fait différents, je pourrais citer feu-Steve Jobs avec Apple, ou Warren Buffett avec Berkshire Hathaway. Dans chacun de ces exemples, la vista du fondateur est si intimement liée à la réussite de l'entreprise qu'il en est venu à la personnifier complètement.

Le revers de la médaille est ce que j'appellerai le risque successoral. Dans le cas d'Apple, on notera que cette séquence délicate a été remarquablement bien gérée grâce à Tim Cook, plus opérationnel et moins créatif que Jobs, mais qui était sans doute le bon manager au bon moment. D'ailleurs, dans le cas de groupes comme Bolloré ou Berkshire, les porte-étendards déploient des efforts considérables pour s'assurer que leur postérité est garantie. A contrario, certaines copies ne sont pas à la hauteur de l'original. On pourrait citer Arnaud Lagardère, qui, pour le dire de façon prévenante, a eu quelques difficultés à assumer l'héritage de son géniteur, Jean-Luc. Son groupe vient d'ailleurs d'être croqué par Vivendi, propriété d'un certain Vincent Bolloré.

Visionnaires, pas gestionnaires

Mais pour en revenir aux patrons qui incarnent leurs entreprises, les exemples négatifs sont aussi légion. Pour piocher dans l'actualité, deux exemples évidents sont Peloton et GoPro. Passons sur le fait que ce sont deux entreprises mono-produit qui ont connu une réussite fulgurante pour nous concentrer sur le sujet qui nous intéresse aujourd'hui. Peloton et GoPro ont toutes deux été fondées par des entrepreneurs visionnaires et charismatiques, qui se sont révélés être de piètres gestionnaires. Il leur a fallu faire appel à une "supervision adulte" pour tenir les rênes. Mais dans les deux cas, cette décision est intervenue tardivement après une catastrophe économique. Peloton a réussi à attirer l'ancien directeur financier de Netflix et de Spotify, Barry McCarty. GoPro a été repris en main par Brian McGee, ex-Qualcomm, qui a mené à bien une restructuration intelligente. Pour autant, aucune de ces deux entreprises n'est encore véritablement sortie du bois.

Des patrons envahissants

Et puis il y a l'entre-deux, avec des exemples très actuels. A commencer par Elon Musk. Personne ne conteste l'extraordinaire réussite entrepreneuriale de Musk avec PayPal, Tesla et SpaceX. Mais les frasques du milliardaire sud-africain et ses prises de libertés répétées avec la loi et les régulations pourraient finir par coûter très cher à Tesla et à ses actionnaires. Mais pour l'instant, la prime à l'impertinence, à l'irrévérence et à une forme de génie masque les problèmes qui pourraient surgir par la suite.

Le cas de Mark Zuckerberg avec Méta Platforms est sans doute plus intéressant, parce que d'une autre nature. Sur le volet moral bien sûr, il y aurait des tartines à écrire. Mais il est moins évident de critiquer "Zuck" pour son management. Bien sûr, il y a cette réputation de nerd antipathique qui lui colle à la peau, un cliché d'ailleurs renforcé par le film de David Fincher. Mais cela n'empêche pas que Méta soit l'une des réussites entrepreneuriales les plus spectaculaires du 21eme siècle. De surcroît, Zuck a effectivement été visionnaire et un stratège hors pair lorsqu'il comprit il y a dix ans, alors au fait de la gloire de Facebook, que ses jours étaient comptés et qu'il fallait accepter de se "cannibaliser" soi-même pour se réinventer. Ce qu'il a fait avec Instagram, devenu le réseau social le plus important au monde (du moins avant l'avènement de TikTok) alors même que lorsqu'il l'a racheté ce n'était qu'une App pour mettre des filtres sur des photos. C'est de loin l'acquisition la plus réussie dans le monde de la tech, avec bien sûr celle de YouTube par Google... Belle acquisition aussi avec WhatsApp, une application utilisée par la moitié de l'humanité. Dans les deux cas, tout le monde disait que Zuckerberg était fou et qu'il surpayait. Mais en réalité il avait un coup d'avance et il préparait le futur quand le reste des observateurs continuait à vivre dans le passé. On peut facilement créer un parallèle avec le métavers, puisque son projet suscite les mêmes critiques que celles qui ont pavé la route du groupe ces dernières années. On est quand même sur une échelle toute autre puisque Méta dégage désormais 120 Mds$ de revenus annuels, soit 24 fois plus qu'il y a dix ans. L'histoire se répète-t-elle ? Dur à dire mais Zuck, qui a toujours été impopulaire auprès du public, a prouvé jusque-là que parier contre lui fut une erreur majeure.

Nous avons donc là toutes sortes d'exemples. Il y a toutefois un point commun : quand les dirigeants incarnent trop leurs entreprises, les dynamiques sont toujours très passionnelles. Elles peuvent provoquer une attraction, presque une hypnose dans le cas d'Elon Musk, ou une profonde répulsion. Les actionnaires de Tesla ont appris à vivre avec, mais les frondes ne se sont éteintes que parce que le titre était sur une pente ascendante. Attention au revers de fortune.

Tirer sa révérence au bon moment

Souvent, le génie est aussi de savoir abandonner sa place sous les projecteurs au moment opportun. Cela ne veut pas dire que le dirigeant ne continue pas à tirer les ficelles en coulisses sur les grands tournants stratégiques. C'est d'ailleurs la situation qui prévaut chez Google avec les cofondateurs Larry Page et Sergey Brin, ou chez Microsoft avec Bill Gates. Souvent, la succession est préparée bien en amont avec un dirigeant issu du sérail. C'est ce qui se passe régulièrement chez les stars américaines de la technologie : les fondateurs ont été remplacés par des personnes qui ont travaillé avec eux et qui sont parfaitement au courant de la culture et des rouages de l'entreprise.

La question est souvent plus complexe dans les entreprises familiales, où la génération précédente forme la génération suivante. Cette culture dynastique a ses limites puisque faute de grives… on mange des merles ! Mais on a là aussi des exemples réussis, à l'image de la succession de François Pinault autour de PPR. Après avoir initié la transformation, il a laissé le soin à son fils François-Henri Pinault, formé patiemment, de prendre les commandes pour faire de Kering un poids-lourd du luxe. Pour rester dans le secteur, Bernard Arnault, 73 ans, à la tête de la plus puissante entreprise française actuelle, LVMH, prépare les cinq enfants issus de ses deux mariages à gérer l'empire. Histoire de ne pas le laisser se déliter comme celui de son meilleur ami Jean-Luc Lagardère, disparu brutalement en 2003 sans avoir suffisamment préparé la suite, avec les conséquences que l'on connaît.