La prise de contrôle d’une société mère détenant une participation de plus de 30% dans une filiale cotée doit en principe entrainer la mise en œuvre d’une offre publique obligatoire sur cette dernière, sauf si elle ne constitue pas un "actif essentiel" de la mère.

Sur la base de ce principe en apparence clair, les actionnaires de filiales cotées anticipent régulièrement la mise en œuvre d’offres publiques obligatoires – ce qui ressort clairement de l’évolution du cours des filiales cotées visées par une demande de dérogation – qui ne sont en réalité presque jamais introduites. Le principe semble en effet renversé en pratique puisque, en raison d’une appréciation particulièrement restrictive de la notion d’actif essentiel, l’octroi de la dérogation constitue davantage la règle que l’exception. Sur la période 2020-2021, l’AMF a ainsi accordé pas moins de six dérogations à l’obligation de déposer une offre publique en écartant la qualification d’actif essentiel : Faurecia, Malteries Franco-Belges, Union Financière de France Banque, PCAS, Proactis et Adux.

La notion d’"actif essentiel", qui n’est pas définie par le législateur ni par le règlement général de l’AMF, doit s’apprécier aux regard de la pratique décisionnelle du régulateur qui témoigne d’une appréciation très restrictive. Ce dernier mène une double analyse à la fois qualitative et quantitative afin d’analyser le caractère "essentiel" ou accessoire de la filiale cotée.

L’analyse quantitative vise à déterminer la part contributive de la filiale cotée au sein de la mère, au regard de plusieurs indicateurs (pas seulement financiers).

Les indicateurs pertinents n’étant pas déterminés, ils peuvent être choisis librement par la société sollicitant la dérogation. La pratique décisionnelle souligne néanmoins qu’il est régulièrement fait référence aux mêmes indicateurs que ceux considérés comme pertinents par l’AMF pour qualifier la notion distincte d’"actif significatif" : le chiffre d’affaires, la capitalisation boursière, la valeur nette comptable, le résultat courant, les effectifs salariés. Etant précisé que l’"actif essentiel" se distingue de l’"actif significatif", l’AMF ayant recours à cette seconde notion pour la mise en œuvre d’un régime distinct : afin de recommander aux émetteurs de consulter l’assemblée des actionnaires avant tout cession d’un "actif significatif". D’autres indicateurs financiers usuels sont également fréquemment visés (EBITDA, EBIT, total du bilan, fonds propres, valeur compte de la participation) ainsi que certains davantage ciblés en fonction des spécificités de la société (par exemple le montant de la collecte commerciale dans la décision Union Financière de France Banque). La diversité des indicateurs susceptibles d’être utilisés fait courir le risque que la société requérante opère une sélection afin de ne faire référence qu’à ceux lui permettant d’écarter la qualification d’actif essentiel.

Au-delà des critères utilisés, les récentes dérogations octroyées par le régulateur nous renseignent surtout sur le seuil considéré comme pertinent pour mener l’analyse quantitative.  A ce titre les décisions Proactis et Adux indiquent que le seuil de 30% est susceptible de caractériser un actif essentiel s’il est franchi par plusieurs critères, et la décision PCAS précise que le seuil de 40% est quant à lui "décisif" pour qualifier un actif essentiel.

L’analyse qualitative porte quant à elle sur le caractère stratégique de la filiale cotée, qui peut représenter une contribution limitée pour la société mère mais néanmoins constituer un actif essentiel. L’AMF semble également contrôler la finalité de l’opération, afin d’apprécier si le changement de contrôle a été un effet recherché ou seulement indirect. Les requérantes cherchent donc régulièrement à démontrer que l’obtention du contrôle de la filiale cotée n’a pas motivé l’opération (par exemple dans les décisions Faurecia, Proactis ou PCAS). L’AMF et la Cour d’appel de Paris semblent accorder une importance moindre à l’analyse qualitative, qui ne constituerait qu’un indice supplémentaire pour confirmer l’analyse quantitative.

En raison de l’absence de définition de la notion d’actif essentiel, il est aisé pour les sociétés sollicitant une dérogation de présenter au régulateur une analyse orientée et restrictive afin d’écarter indûment la mise en œuvre d’une offre publique obligatoire. Les actionnaires minoritaires qui estiment que la filiale cotée constitue un actif essentiel de la mère peuvent néanmoins faire valoir leur analyse afin d’essayer de contraindre la mise en œuvre d’une offre publique.

Tout d’abord, lorsque la demande de dérogation est annoncée, les minoritaires peuvent adresser à l’AMF leurs observations afin de démontrer le caractère essentiel de la filiale au regard de la double analyse quantitative et qualitative susvisée. Ces observations sont en effet prises en compte par le régulateur, et régulièrement adressées à la société requérante afin qu’elle puisse se justifier. De telles échanges sont par exemple mentionnés dans les dérogations PCAS et Proactis.

Ensuite, si la dérogation est octroyée, tout actionnaire dispose d’un délai de 10 jours à compter de sa publication sur le site internet de l’AMF pour introduire un éventuel recours devant la Cour d’appel de Paris. Cette faculté a notamment été exercée – sans succès – par des minoritaires à l’encontre de la dérogation PCAS. L’exercice plus régulier de ce type de recours permettrait au juge judiciaire de préciser les critères permettant de qualifier un actif essentiel, et éventuellement de sanctionner l’appréciation trop restrictive et imprécise du régulateur.

Ces développements complètent un article juridique paru dans la revue Bulletin Joly Bourse Mai Juin 2022.

Julien Visconti et Quentin Bertrand, Avocats au Barreau de Paris, Visconti & Grundler