Si l'axe Paris-Berlin et plus largement l'Europe de la défense veulent rester dans la course, il va falloir cesser de tourner autour du pot. Car la concurrence n'a pas attendu la fin de la guéguerre entre Dassault Aviation et Airbus pour faire avancer ses projets. Aux Etats-Unis, le programme F-35 de Lockheed est désormais à maturité, après de stratosphériques dépassements de budgets. L'appareil équipe désormais la majorité des flottes de l'OTAN. Pendant ce temps, le Royaume-Uni, l'Italie et peut-être le Japon étudient un partenariat pour développer leur propre appareil de sixième génération, le Tempest. La Russie a elle-même percé sur ces chasseurs modernes, avec le Su-57 (déjà en service) et le Su-75 "Checkmate", arrivé en première phase de prototype. Les ambitions de Moscou restent toutefois contrariées par ses moyens industriels et financiers, qui ne devraient pas s'améliorer avec les sanctions et la mise au ban du concert des nations. Enfin, les Chinois font avancer à grand pas leur programme FC-31 Gyrfalcon.

Par Maxim Maksimov — CC BY-SA 3.0

Su-57 "Felon" Par Maxim MaksimovCC BY-SA 3.0

Jusqu'ici le programme SCAF butait sur deux difficultés majeures. En premier lieu le timide engagement budgétaire de l'Allemagne, frileuse avec ses dépenses militaires depuis des décennies, mais ramenée aux dures réalités depuis l'invasion russe de l'Ukraine. Ensuite, le protectionnisme technologique français, piloté par l'axe Dassault Aviation-Thales-Safran, fort préoccupé qu'un partage trop ouvert avec nos voisins allemands n'aboutisse à une grossière récupération des trésors industriels hexagonaux par les chers alliés américains.

Mais une forme de paix des braves est en train de s'instaurer, renforcée par le choc de réalité : il n'y a pas d'alternative à ces programmes multi-pays, car les développements de plates-formes capables de rivaliser sont désormais si coûteux qu'il faut mutualiser les investissements, mais aussi s'assurer de nombreux débouchés à l'export pour amortir lesdits investissements, voire idéalement les rentabiliser. Ce schéma a été parfaitement compris par les Américains avec le F-35, développé conjointement avec de nombreux pays de l'OTAN, ce qui assure autant ses débouchés commerciaux que la bonne fortune de Lockheed Martin. Les neuf partenaires majeurs du programme devraient recevoir plus de 3000 de ces jets d'ici 2035. A titre d'exemple, le F-16 (d'un certain Lockheed Martin, déjà), le best-seller mondial, a été écoulé à 4600 exemplaires entre 1978 et 2018.

Des acteurs européens aux intérêts souvent divergents

Dans la défense comme dans tellement d'autres secteurs en Europe (par exemple les télécoms, voir cet article sur T-Mobile récemment publié), point de salut hors-consolidation. On compte sur le Vieux Continent cinq groupes industriels capables de développer des avions de chasse modernes :  Airbus (largement sous contrôle allemand), Dassault Aviation en France, le britannique BAE Systems, le suédois SAAB et dans une moindre mesure l'italien Leonardo... Mais bien sûr les Etats défendent jalousement ces fleurons nationaux.  

Soutenu corps et âme par l'Etat Français, et fort d'un partenariat privilégié avec Thales et Safran pour l'avionique et la motorisation, Dassault Aviation peut se prévaloir de remarquables succès à l'export avec son appareil multi-rôles Rafale. BAE n'a pas eu la même réussite commerciale avec son programme Eurofighter Typhoon, initialement conçu pour la seule supériorité aérienne. Contrairement à Dassault, BAE est par ailleurs dans l'obligation de nouer des partenariats avec des acteurs étrangers (ici Leonardo et Airbus). Même sa motorisation est développée conjointement par Rolls-Royce et d'autres acteurs (MTU, Avio et ITP).

SAAB, de son côté, n'a pas l'échelle ni l'assise industrielle pour rivaliser. Le groupe suédois a donc choisi un positionnement original avec son programme Gripen, conçu comme une alternative "low-cost" mais remarquablement fonctionnelle pour des pays qui défendent des enjeux de classiques enjeux de souveraineté (par exemple le Brésil). Il est remarquable que les Suédois soient restés capable de développer un appareil multi-rôle de cinquième génération en complète autonomie (notamment grâce au partenariat Saab-Volvo-Ericsson) mais le Gripen n'en reste pas moins non-rentable pour Saab... qui utilise le jet comme un "trophée" mais réalise ses profits sur ses autres gammes de produits (par exemple ses très performants missiles anti-char, plébiscités par les Ukrainiens...).

Enfin Airbus n'a pas de velléité de "prendre le lead" sur ces programmes d'avions de chasse si difficiles à rentabiliser. Dans la défense, le conglomérat reste concentré sur ses franchises très rentables dans les hélicoptères, les missiles (MBDA, détenue à 37,5%) et prochainement les drones.

Un scénario pour les gouverner tous

Bref, pour en revenir au SCAF, on se retrouve dans la situation classique d'une Europe unie sur le papier mais où chacun tire dans son coin en réalité. BAE Systems qui veut développer le Tempest en étant même prêt à s'adjoindre le concours des Japonais. Allemands et Français qui se disputent le lead sur le SCAF, pays européens membres de l'OTAN qui privilégient les plates-formes américaines F-35, F-18 et F-16... Or, sans socle de commandes garanti, impossible d'envisager une rentabilité des colossaux investissements de développement du SCAF (estimé à 100 Mds€, mais il faudra sans doute compter davantage car cela représente trois fois moins que le F-35...).

En restant très pragmatique, le Tempest apparaît comme le programme le moins bien engagé, alors que le SCAF a toutes ses chances. La raison fondamentale est que les Etats-Unis vont probablement faire pression sur le Japon en invoquant la vassalité héritée de la seconde guerre mondiale sur les équipements militaires. L'Archipel a certes laissé poindre quelques timides tentatives d'émancipation après sept décennies de soumission absolue, mais il n'a pas l'air prêt à renverser la table. La logique opérationnelle du SCAF, de son côté, fait la part belle à l'intégration d'un avion multi-rôles avec un écosystème de drones et autres systèmes de guerre électronique. Il s'inscrit à ce titre parfaitement dans les capacités des groupes Airbus, Dassault Aviation, Thales et Leonardo

Mais le futur du SCAF passe par un renoncement des Etats à leur traditionnelles exigences de souveraineté nationale au profit d'une authentique unité continentale construite autour de l'axe franco-allemand. Un vieux rêve européen, fantasmé par intermittence depuis la fin de l'empire romain mais jamais concrétisé. Pendant ce temps, la Grande-Bretagne, reste un cheval de Troie américain en Europe, pendant que les pays de l'Est du continent sont acquis à la cause américaine, bien conscients de la mollesse de leurs compatriotes d'Europe de l'Ouest. Le conflit en Ukraine ne devrait pas changer leur point de vue, bien au contraire.

Pour conclure, le programme SCAF est semé d'embûches mais constitue une rare occasion pour la défense européenne de se fédérer autour d'un projet ambitieux, en faisant tomber le tabou de la coopération entre Dassault Aviation et Airbus. Les deux groupes et leurs partenaires de premier rang comme Thales, Safran ou Leonardo, disposent du savoir-faire technologique et industriel nécessaire. L'actualité tragique, qui a largement entamé l'angélisme ambiant, pourrait permettre de dépasser les derniers verrous politiques et narcissiques.

Les acteurs européens :

Acteurs de la défense
Acteurs de la défense (Extrait du Stock Screener de Zonebourse)

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