Un marché en ébullition 

Le lithium est le troisième plus petit atome du tableau périodique des éléments. C’est un métal alcalin utilisé pour produire des piles et des batteries rechargeables ou à haute tension (plus de 70% de son utilisation à l’échelle mondiale). Il est également utilisé pour fabriquer des lubrifiants spéciaux et des alliages, pour traiter l’air vicié par le dioxyde de carbone, dans les industries de la métallurgie, du nucléaire, de la chimie fine, du caoutchouc et des thermoplastiques. Nous nous intéresserons aujourd’hui à son utilisation dans les batteries. C’est là que réside son potentiel le plus important et l’objet de toutes les attentions en ce moment. 

Le lithium n’existe pas à l’état natif dans le milieu naturel mais uniquement sous la forme de composés ioniques. On l’extrait de roches de type pegmatite, d’argiles ou de saumures. A partir de ces concentrés miniers extraits, on utilise généralement la technique de l’électrolyse en sel fondu pour obtenir un métal industriel. 

On estime les réserves mondiales prouvées à environ 22 millions de tonnes à la fin 2021 par l’USGS (l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis) et à plus de 89 millions de tonnes les ressources identifiées (mais non prouvées). La majorité de ces réserves prouvées se situent dans une poignée de pays représentés par le Chili (42%), l’Australie (26%), l'Argentine (10%), la Chine (7%) et les Etats-Unis (3,4%). 

Tous les signes convergent vers l'hypothèse d'une bulle spéculative assez typique de ce que l'on observe dans l'industrie minière. En la matière, le cas du lithium est ici assez semblable à celui des terres rares dont j’analysais il y a quelque temps les enjeux avec un acteur américain un peu louche dans cet article (à lire pour en savoir plus sur les “terres rares”). 

La flambée plutôt récente des cours du lithium (ici mesuré avec le cours du carbonate de lithium négocié en Chine) est tout à fait impressionnante. Le cours est passé de moins de 10.000€ à près de 80.000€ la tonne de carbonate de lithium. Dans l'histoire, ce genre d'envolée des prix dans les matières premières finit toujours par retomber tel un soufflé. 

Le narratif de cette bulle spéculative est le suivant :La voiture électrique va remplacer la voiture à essence. Il faut en moyenne 5 kg de lithium pour fabriquer les batteries d’une voiture électrique. Donc en faisant des projections un peu simplistes avec la croissance de son usage, on tombe sur une demande mondiale qui pourrait être multipliée par quatre à six d’ici 2030”. Et paf, voilà comment on crée une bulle. 

Source : Statista 

Ce qu'il faut bien intégrer, c'est que comme les terres rares qui sont des matériaux qui n'ont de rare que le nom, le lithium est un métal abondant dans l'écorce terrestre. L'offre se compresse de manière épisodique, généralement sans gravité, non par effet de rareté de la ressource mais parce que les infrastructures d'extraction et de raffinage (coûteuses et pénalisantes en termes environnementaux) font défaut. 

Lorsqu'elles surviennent, ces circonstances entraînent des hausses de prix modérées mais suffisamment alléchantes pour que les producteurs consentent à investir davantage dans leurs efforts d'extraction et de raffinage ; comme ceci ne pose guère de difficultés techniques, la production additionnelle arrive tout de suite sur le marché et le prix du métal s'ajuste en conséquence. Voici pourquoi le prix du lithium est généralement stable et peu volatile. 

Mais il y a depuis quelques mois un "narratif" qui a entraîné une véritable explosion des cours : indispensable pour la fabrication de batteries (un thème dans l'air du temps avec l'avènement de la voiture électrique), on s'attend "logiquement" à une demande en hausse exponentielle - hausse face à laquelle les deux grands pays producteurs, le Chili et l'Australie (⅔ de la production mondiale), tardent à ajuster leurs capacités. Alors, ces deux pays le font soit volontairement, pour tirer un maximum de recettes de leurs industries minières respectives, soit pour des raisons politiques, car les grands projets miniers n'ont plus trop la côte au Chili (en particulier avec un gouvernement de gauche), ni même en Australie, hyper-dépendante de la Chine. 

Dans la crainte d'une récession du géant chinois, les groupes miniers australiens ont mis le hola sur leurs investissements de croissance, ce qui a entraîné une explosion du prix du métal blanc. Mais jusqu'à quand ? Sans doute pas longtemps, car à ces cours la récompense est telle pour empocher des profits monstres que les producteurs ne devraient pas tarder à s'aligner sur la demande. Ce qui n'empêche pas toutes sortes de promoteurs véreux d’alimenter le fantasme d'une "pénurie" à des fins bien sûr très intéressées (cf : MP Materials analysé dans cet article). 

Le décor étant posé, ce qui caractérise les producteurs de lithium, on l'a dit, c'est :

  1. Que le lithium est en réalité abondant : il suffit d'aller le chercher. 
  2. Comme les terres rares, ce qui est coûteux et compliqué, ce n'est pas l'extraction mais le raffinage et la transformation à des fins d'applications industrielles : plus encore qu'une activité minière, on est ici dans une activité de chimie de spécialité. 

Analyse des principaux acteurs 

Par curiosité, survolons cependant les dynamiques financières des cinq premiers producteurs de lithium cotés aux Etats-Unis. 

  • Albemarle Corporation  

La société Albemarle n’a jamais généré de profits cash (free cash-flow) pour ses actionnaires au cours des dix dernières années (ça fait long tout de même). Tout l’argent a été englouti dans le capex (les dépenses d’investissement) et les acquisitions. Pour l'instant, il n’y a eu aucun retour sur investissement (ROI) tangible. Le chiffre d’affaires a d’ailleurs cru très modestement au cours de ces longues années. Les profits comptables relèvent largement de la science-fiction car les investissements dépassent de très loin les amortissements. Au passage, signalons que la dette nette augmente fortement sur la période. 

Le management semble assez lucide sur le fait que les conditions de marché actuelles sont burlesques puisqu'il en a profité pour faire une grosse augmentation de capital (un signal qui ne trompe pas dans cette industrie). L’actionnariat est institutionnel et fragmenté, et les insiders vendent leurs actions comme des dingues aux cours du moment. Bref, à fuir à première vue. 

  • Lithium Americas Corporation 

Nous sommes ici avec un acteur purement prospectif contrairement à Albemarle qui a quand même une activité d'exploitation démontrée. La société Lithium Americas possède plusieurs sites aux Etats-Unis et en Argentine (ça sent le sapin car on sait comment finissent les projets miniers en Argentine) en phase de développement. A première vue, il s’agit là d’une situation spéculative donc. Les trois premiers actionnaires sont un groupe chinois, un hedge fund à Londres et un hedge fund à Singapour. Ces éléments saillants plus le nom ("Lithium Americas") qui fait vraiment attrape-gogo pour une clientèle peu averti. On allait oublier mais ils ont aussi fait de grosses augmentations de capital réalisées à la faveur de la mania du moment. 

  • Piedmont Lithium 

Comme son concurrent Lithium Americas, Piedmont Lithium est lui aussi purement prospectif, encore en phase de développement, mais possède des sites concentrés aux Etats-Unis, plus précisément en Caroline du Nord et au Tennessee (un peu mieux déjà). C'est bien d'être dans une juridiction plus sûre mais pour l'anecdote c'est extrêmement difficile d'obtenir les permis pour mener une activité minière aux Etats-Unis. Ici aussi l’actionnariat est hétéroclite, divisé entre individus, des hedge funds inconnus au bataillon et des structures offshore. 

  • Livent Corporation 

Comme Albemarle, Livent a un historique d'exploitation et une expertise démontrée dans le raffinage mais la performance opérationnelle et financière est à la fois volatile et décevante. Le groupe ne génère pas de profil cash (free cash flow). Pour l'instant, il en brûle même $50 millions par an en moyenne sur ses six ans d'historique. Ce à quoi il a pallié en levant $800 millions. 

Au niveau de l'actionnariat, nous retrouvons beaucoup d’institutionnels (des gestionnaires d’indices), une typique "ownerless corporation" comme on en trouve beaucoup aujourd’hui malheureusement. Ces sociétés indicielles ne participent généralement pas aux assemblées générales et ne sont pas très impliquées dans le respect de leur droit en tant qu’actionnaires.  

Les ressources sont concentrées au Canada et en Argentine (nous l’avons dit, l’Amérique du Sud n’est pas ce qu’il y a de plus sécurisant). Les bases manufacturières sont aux Etats-Unis, en Chine et en Inde. Et deux-tiers du chiffre d’affaires sont réalisés en Asie (et donc en Chine, ce qui représente un risque géopolitique conséquent). Red flag encore ici : les insiders vendent agressivement à ce cours. 

  • Sociedad Química y Minera de Chile S.A 

Sociedad Química y Minera de Chile, ou SQM pour les intimes, est sûrement la meilleure des cinq. On dispose ici d'un historique opérationnel plus complet car SQM est un acteur de référence dans l'industrie. SQM est un gros producteur de lithium et de produits dérivés mais pas un pure player — c'est un groupe chimique diversifié. La société a un historique de profitabilité démontré mais les résultats sont dans l'ensemble assez volatiles, ce qui est caractéristique du secteur minier. Il faut souligner que sur la dernière décennie, le groupe à généré $3 milliards de free cash-flow, un bon point. 

Est-ce pour autant raisonnable de payer une valeur d’entreprise (EV) de $27 milliards ? Cela revient à dire qu’il faudrait 90 ans à production équivalente pour retrouver son investissement. Vous l’aurez compris, c’est un investissement déraisonnable. Bien sûr, l'actif est stratégique et virtuellement non-reproductible, mais on est quand même une exagération des cours dans tout le secteur. 

L’année passée, le groupe a réalisé une grosse augmentation de capital de $1,1 milliard. A noter que SQM a retourné sur la dernière décennie plus de dividendes qu'il n'a réalisé de profits. D'où une sensible augmentation de l'endettement. Ce qui n’est jamais bon signe. Même si le bilan reste très correct, on est pas du tout dans le schéma d'un producteur de matières premières hyper-leveraged. 

De plus, il y a malheureusement là aussi beaucoup de hedge funds au capital, encore un signe qui ne trompe pas quant au risque de bulle spéculative de tout le secteur. 

SQM semble être le seul bon élève mais (très) cher payé. Albemarle est peut-être "legit" lui aussi mais il ne gagne pas de cash de manière pérenne, du moins à ce jour. Alors bien sûr, si ces nouveaux prix stratosphériques du lithium deviennent la norme à l’avenir, ces acteurs seront plus rentables que par le passé. Mais nous savons bien ce qu’il advient des “new normal” sur les marchés. 

Conclusion 

Ce très rapide tour d'horizon permet de vérifier ce dont on se doutait déjà : le secteur présente un profil hyper-spéculatif. Tous les signaux sont au rouge : valorisations absurdes, cours de bourse parabolique, augmentation de capital en séries, narratif "facile", clientèle retail emballée et investie, hedge fund au capital, insiders vendeurs à ces cours, etc. Les signes ne trompent pas. 

Comme je l’expliquais dans un précédent article sur les métaux faussement “rares”, il faut se méfier des raccourcis faciles du genre : “l’avènement des véhicules électriques va entraîner une forte demande en lithium et en métaux stratégiques, ce qui va faire exploser les prix face à une offre qui se raréfie". 

Mark Twain, déjà à l’époque, aimait ironiser sur le secteur minier en disant qu’une mine est un trou avec un menteur assis à son sommet

Je vous invite à garder à l’esprit cette phrase de John Templeton : les quatres mots les plus chers sont et seront toujours : “cette fois c’est différent”.