Nous sommes déjà revenus dernièrement sur la question de la trajectoire des acteurs français du luxe, ces "GAFA" hexagonaux qui ne sont pas étrangers à la surperformance boursière des indices parisiens par rapport à leurs comparables européens. Positionnement haut de gamme qui lisse la cyclicité et offre un grand pouvoir sur les prix, conduite opérationnelle optimisée, marketing géographique différencié, gestion fine de la disponibilité… Les ingrédients de la réussite des LVMH, Kering ou Hermès sont désormais bien connus. Ce culte de l'excellence couplé à un cycle économique haussier long et robuste a permis à ces entreprises d'afficher des croissances à deux chiffres de leurs ventes et de leurs résultats pendant plusieurs années. Mais l'inévitable se profile : quand les leviers d'optimisation se font moins nombreux et que les bases de comparaisons sont de plus en plus ardues, le rythme de l'ascension ralentit, surtout si un risque d'orage apparaît sur les juteux marchés émergents.
 
Etat des lieux
 
Il ne fait aucun doute que les grosses écuries se préparent à toutes sortes de scénarios. Si la croissance des ventes ralentit, la thématique des acquisitions pourrait faire son retour dans le secteur. Quelques petites opérations ont eu lieu dernièrement, à l'image du rachat de Versace par Michael Kors (qui avait déjà racheté Jimmy Choo), qui a payé 1,83 milliard d'euros de valeur d'entreprise, soit un multiple d'Ebitda proche de 40 fois les résultats 2017, pour une entreprise en petite forme depuis des années. L'Américain espère redresser fortement les revenus (1,7 milliard d'euros visés en 2022 vs. 668 millions d'euros en 2017) et les marges d'Ebitda (entre 15 et 20% en 2022 vs. 7% en 2017), mais le prix payé a effrayé plusieurs prétendants éventuels, dont, dit-on, Kering, qui n'a pas voulu surpayer un actif. Le groupe de François-Henri Pinault sait combien il est difficile, dans ce secteur, de maintenir au sommet certaines marques. Si Gucci a surpris par l'ampleur de sa réaccélération, Kering peine avec d'autres griffes, notamment Bottega Veneta.
 
Comme le luxe est par définition cher, les opérations se réalisent sur la base de multiples élevés. Elles sont en outre relativement peu fréquentes, pour cette question de prix et parce que les cibles intéressantes et peu risquées sont rares. Dans l'univers des sociétés cotées, des rumeurs de rachat ont circulé sur certains acteurs, notamment Burberry ou Tiffany, qui font partie des entreprises de belle taille qui apparaissent davantage comme des proies que des prédateurs. S'il fallait établir une ventilation grossière entre groupes cotés, LVMH, Kering, Compagnie Financière Richemont et The Swatch Group (pour sa spécialité) apparaîtraient comme les "consolidateurs" les plus évidents.
 
Il faut aussi noter que Coach (rebaptisé Tapestry) et Michael Kors (rebaptisé Capri Holdings) montent en puissance. Ils sont Américains, ils sont ambitieux et ils sont plutôt riches. Leurs acquisitions récentes montrent qu'ils veulent jouer un rôle sur la scène internationale. Le tableau qui suit liste un certain nombre de sociétés cotées emblématiques, classées par taille. Il se concentre essentiellement sur la combinaison luxe et mode, ce qui nous a conduit à écarter les acteurs du secteur de la cosmétique (L'Oréal, Estée Lauder par exemple), de l'automobile de prestige (Ferrari, Aston Martin) ou des spiritueux. Nous avons intégré EssilorLuxottica car la composante italienne du groupe fraîchement créé est largement exposée à l'univers du luxe.
 

Principaux acteurs occidentaux cotés du luxe (Source : Zonebourse - Cliquer pour agrandir)

Les acteurs en présence 

Les cibles du M&A : Les sociétés cotées.
 
Dans notre tableau ci-dessus, toutes les sociétés allant de Tiffany à Tod's pourraient théoriquement être rachetées, même si les problématiques capitalistiques varient de l'une à l'autre (la dernière colonne à droite fournit le capital théoriquement disponible). Tout récemment, Zuzanna Pusz, qui chapeaute l'équipe de recherche de Berenberg dédiée à l'univers du luxe, estimait la puissance de frappe de LVMH à quelques 30 milliards d'euros pour des acquisitions, car le groupe sera presque totalement désendetté fin 2019.
 
Les cibles du M&A : Les (grosses) sociétés non cotées
 
Les très grands acteurs du luxe non cotés ne sont pas légion et restent en général à l'écart du marché parce qu'ils bénéficient d'un actionnariat puissant, familial de préférence, et de solides ressources financières. On pense notamment à Rolex (famille Wilsdorf), très discret sur ses comptes mais dont le chiffre d'affaires était estimé par Deloitte à 5,4 milliards de dollars en 2016. On pense aussi à Chanel (famille Wertheimer), qui a révélé pour la première fois en plus d'un siècle la teneur de ses comptes : 9,6 milliards de dollars de chiffre d'affaires et 1,8 milliard de dollars de bénéfices en 2017. Pour donner une idée de ce que cela représente, c'est plus que le chiffre d'affaires de Louis Vuitton, qui ne bénéficie pas d'un apport aussi conséquent de cosmétiques et de parfums.
 
Les cibles du M&A : Les (moyennes) société non cotées
 
Cette catégorie compte évidemment beaucoup d'acteurs, à des stades différents de maturité économique et actionnariale. C'est dans ce vivier que sont venus puiser Michael Kors avec Versace, Coach avec Stuart Weitzmann, Fosun avec Lanvin, voire LVMH avec le bagagiste de luxe allemand Rimowa. Certains acteurs sont diversifiés, à l'image du catalan Puig (Nina Ricci, Paco Rabanne…), d'autres ont des griffes connues mais sont passés dans le capital-investissement (Valentino et Balmain, rachetés par le fonds Qatari Mayhoola pour respectivement 700 et 500 millions d'euros), ou Roberto Cavalli (repris en 2015 par le fonds Varenne pour 390 millions d'euros). Beaucoup d'autres marques de prestige protègent farouchement leur indépendance. C'est le cas, en France, de Longchamp (famille Cassegrain) ou de Louboutin (Christian Louboutin), pour ne citer qu'elles.
 
Les cibles du M&A : Les aspirants-luxe
 
Jusqu'à présent, les tentatives pour faire monter en gamme des marques populaires n'ont pas vraiment été fructueuses. Le cas d'école est Puma, dont Kering espérait faire le trait d'union entre la consommation de masse et le "soft-luxury", le luxe très abordable. Le groupe de la famille Pinault n'a pas réussi, sans avoir totalement échoué, ce qui a poussé la concurrence à se montrer prudente sur les incursions à l'étage inférieur. Puma reste un beau bébé avec une capitalisation de 6,6 milliards d'euros à l'heure où ces lignes sont écrites (7,6 milliards de dollars), mais Kering n'en conserve plus qu'une part minoritaire car sa vitesse de progression était trop lente par rapport aux autres actifs. D'autres sociétés sont régulièrement citées pour intéresser, potentiellement, des groupes haut-de-gamme. Les comètes cotées canadiennes Lululemon (20 milliards de dollars de capitalisation, +159% en bourse en un an) ou Canada Goose (6,4 milliards de dollars de capitalisation, +188% sur un an) par exemple, ou le sociétés privées Supreme et Patagonia, pour citer quelques noms qui reviennent parfois sur la table.
 
Les cibles du M&A : La voie du capital-risque
 
Face à la multiplication des marques et des niches, certains grands du luxe ont pris le parti de financer de petits acteurs pour suivre leur progression, rester à l'affût des nouvelles tendances et éventuellement les intégrer une fois qu'ils seront parvenus à maturité. L Capital, la structure dédiée de LVMH, s'est alliée à Catterton en 2016 pour développer cette stratégie. La sphère d'investissement de L Catterton est plus vaste que le simple luxe. La maison a pris des participations dans des dizaines de sociétés, dont le fabricant de cycles de luxe italien Pinarello, les cosmétiques chinois Marubi, les vêtements "haut-de-gamme abordable" ba&sh et Ganni ou le joaillier John Hardy. Pour sa part, Artémis, le holding de la famille Pinault et de Kering, est entré en 2017 au capital du couturier transalpin Giambatista Valli. En septembre, l'investisseur a repris 100% de la maison Courrèges, dont il était actionnaire minoritaire.

The Big One 

Comme dans tous les secteurs, c'est la grosse opération qui fait saliver les investisseurs. Un des ténors du secteur se risquera-t-il à une opération à plus de 10 milliards de dollars ? Cette éventualité est renforcée par le ralentissement de la croissance organique, qui paraît inévitable compte tenu des niveaux de progression atteints ces dernières années, et par la qualité des bilans de la majorité des grandes maisons. Pour clôturer sur la métaphore végétale, les arbres du secteur risquent d'avoir besoin d'un apport extérieur pour continuer à monter jusqu'au ciel.