En 2019, lorsqu'on évoque l'industrie du Luxe, rien n'illustre mieux les produits que les superbes images proposées dans le presse papier ou sur internet par les différentes griffes. Pourtant, l'écrit revêt une importance grandissante, même si elle est moins visible que le reste. "Les marques ont de plus en plus tendance à ancrer les histoires qu'elles racontent dans l'artisanat et le développement durable", explique Luca Solca. L'analyste en charge du luxe chez Bernstein s'est lancé dans un exercice original avec l'appui de Promise Consulting : la démonstration du développement d'un champ lexical très calibré dans les rapports environnementaux annuels des entreprises du Luxe sur les derniers exercices.
 
Solca est parti à la recherche de l'équivalent anglo-saxon des mots comme "artisan", "savoir-faire", "compétences", "faits-main" d'une part et "responsabilité", "social" ou "recyclage" de l'autre. Bref, tous les mots qui cherchent à montrer que l'entreprise est l'héritière d'une tradition et qu'elle est respectueuse de l'environnement. "La façon dont l'histoire est racontée a une certaine importance dans le luxe. La narration attachée aux grandes marques du luxe évoque souvent la qualité, le savoir-faire et l'héritage", précise l'analyste, qui reconnaît que "la narration est une excuse pour convaincre notre esprit rationnel de se mettre en accord avec ce que nos émotions ont déjà décidé : acheter la marque XYZ". Vous doutez de l'importance du champ lexical ? L'illustration qui suit montre la somme des occurrences "fait-main", "Héritage", "Artisan", "Histoire", "Savoir-faire" "Tradition" et "Compétence" contenues dans les rapports Environnementaux et CSR des grandes entreprises du Luxe (les données LVMH et Prada sont celles de l'année précédente, car leurs rapports n'étaient pas disponibles à la date de rédaction). Le graphique se lit ainsi : "les 7 mots précités apparaissent plus de 200 fois dans les rapports 2018 d'Hermès contre environ 25 fois en 2012".
 
 
Cliquer pour agrandir (Graphique réalisé par Bernstein)
 
 
Le même exercice avec "Environnement", "Social", "Responsable", "Responsabilité", "Charité", "Emission", "Recycle" (et le même souci avec LVMH et Prada). Lecture : "les 7 mots précités apparaissent près de 600 fois dans les rapports 2018 d'Hermès contre moins de 200 fois en 2012".
 
 
 Cliquer pour agrandir (Graphique réalisé par Bernstein)
 
Il ressort clairement que le discours des grandes marques évolue. "A ce stade, il reste à prouver que les consommateurs sont sensibles à cela, et qu'ils sont capables d'en prendre la mesure", tempère Solca, qui a moins de doutes sur les générations futures : elles sont de plus en plus réceptives à ce type d'argument. Mais comment le traduire dans l'analyse financière ? Le spécialiste a inclus la préparation de la production du futur dans les critères qui lui permettent de définir la qualité à venir des marques de luxe (à ce titre, relisez les ingrédients qui font le succès d'une marque). Il estime en effet que les entreprises vont devoir se préoccuper de plus en plus de ces éléments, et pas seulement avec des pirouettes narratives.
 
A l'heure actuelle, le secteur a largement recours à l'externalisation de la production, ce qui pose un certain nombre de problèmes. Bernstein voit par exemple trois questions majeures pour l'avenir :
  • Qui produit actuellement et comment ? Cette question n'est pas nouvelle. "Quand on regarde l'industrie du cuir en Toscane ou celle de la chaussure en Vénétie, par exemple, on constate un accroissement continu du fabriqué en Italie par des chinois". Les conditions de travail des employés chinois en Italie posent par exemple question. Il reste pas mal de place pour une amélioration, estime l'analyste, qui connaît très bien le problème pour avoir dirigé pendant plusieurs années une entreprise transalpine du secteur.
  • Où sont produits les biens ? L'origine des produits est, la plupart du temps, tenue secrète par les marques de luxe, sauf lorsque c'est un argument puissant. Et même quand c'est le cas, les réglementations en place permettent de qualifier de "made in quelque part" un produit même si une petite partie de sa valeur ajoutée est créée dans le pays même.
  • Est-ce que les personnes qui produisent les biens luxueux sont convenablement rémunérées pour cela ? Les travaux du bureau d'études montrent, ce qui est plutôt logique, que les marques de Luxe peuvent plus facilement mettre la pression sur leurs sous-contractants que sur leurs propres employés. Les sociétés du compartiment "Hard Luxury" (joaillerie, horlogerie) sont en général en avance dans l'intégration, car leur processus de fabrication demande une intensité capitalistique plus élevée. À l'inverse, les entreprises du "Soft Luxury" (Cuir, prêt-à-porter…) en sont à des stades très différents : par exemple, Hermès affiche un très haut degré d'intégration de la production (i.e. la société produit essentiellement dans ses propres unités, d'ailleurs baptisées, ce n'est pas innocent, ateliers ou manufactures). LVMH est à peu près au milieu du gué, tandis que des marques comme Prada et Kering sont plus en retard, bien qu'elles fassent manifestement des efforts pour redresser la barre.
 
Sur cette thématique, Bernstein apprécie Hermès et LVMH, qui sont en avance sur la concurrence, même si ce ne sont pas ses dossiers préférés du moment. Luca Solca reste persuadé que les investisseurs de long terme doivent prendre en compte ces paramètres éthiques et environnementaux pour valoriser une action.