Les informations obtenues par l'agence Reuters laissent penser que des poids lourds comme Xiaomi, Huawei, Oppo et Vivo planchent sur un projet de plateforme commune sous bannière "Global Developer Service Alliance" (GDSA), une organisation dont le lancement est prévu en mars, sauf report lié au coronavirus. Si l'on en croit les rumeurs, neuf régions seraient couvertes dans un premier temps, dont la Russie, l'Inde et l'Indonésie.

Un porte-parole de Xiaomi a démenti à la fois la présence d'Huawei au sein de l'alliance et l'objectif de déboulonner Google. Je le comprends : être allié à Huawei n'est pas dans l'air du temps et s'attaquer à Google frontalement est une mauvaise idée, même si les services du Californien sont toujours persona non grata en Chine. Pour autant, un tel attelage ferait sens. "En formant cette alliance, chaque entreprise cherchera à tirer parti des avantages des autres dans différentes régions, avec la forte base d'utilisateurs de Xiaomi en Inde, Vivo et Oppo en Asie du Sud-Est, et Huawei en Europe", selon Nicole Peng, de Canalys, qui y voit aussi, évidemment, un moyen de renforcer le pouvoir des acteurs chinois face à Google.

Il faut dire que le quatuor pèse 40% du marché mondial du téléphone mobile (sur la base des chiffres du 4e trimestre 2019 compilés par IDC). Oppo, Vivo et Xiaomi sont toujours en odeur de sainteté chez Google, mais pas Huawei, qui a perdu l'accès à certains services de l'Américain dans le cadre des accusations d'espionnage lancées par la Maison Blanche. L'entreprise développe d'ailleurs son propre système d'exploitation, Harmony, pour s'affranchir d'Android, dont la part de marché mondiale approchait 87% en 2019.

Du hardware au software

Comme Apple en son temps, les fabricants de terminaux se rendent bien compte que la bataille concurrentielle se déporte au fur et à mesure vers les services, puisque la différenciation technologique et esthétique entre smartphones a tendance à se réduire. Le projet de plateforme des acteurs chinois pourrait chercher à attirer les développeurs en cassant les prix, estiment les bons connaisseurs du secteur.

Le tableau qui suit, tiré des derniers comptes d'Apple, montre la part grandissante des services (et des accessoires) dans l'activité. En 2020, les services vont selon toute vraisemblance dépasser les revenus cumulés des iPads et des Macs.

Ventes d'Apple par segments
Ventes d'Apple par segments

L'Europe prise en sandwich, mais non dénuée d'atouts

La volonté des acteurs chinois d'évangéliser des régions comme l'Asie, l'Europe et probablement le reste de la planète hors Amérique du Nord n'est pas anodine. Elle entre d'ailleurs en résonnance avec deux événements très récents puisqu'ils datent de la veille.

Ken Griffin, le fondateur du hedge fund Citadel, a abordé cette question devant l'Economic Club de New York hier, avec une vision très géopolitique de la question, qui nous paraît très pertinente. Pour le financier, la guerre commerciale pousse la Chine à s'émanciper des technologies américaines. "Nous nous dirigeons vers une organisation duale. Les États-Unis et certains de nos alliés utilisant une série de solutions technologiques et la Chine et ses alliés ont une seconde". Les efforts de Washington pour se débarrasser d'Huawei en sont une illustration. Mais il n'y a aucune raison pour que Pékin ne cherche pas à en faire autant.

Je ne sais pas s'il faut rire ou pleurer de l'autre événement. Le ministre américain de la Justice, Bill Barr, a estimé que les Etats-Unis doivent envisager "activement" la proposition de "certains" de prendre le contrôle de Nokia, d'Ericsson ou des deux entreprises "soit directement, soit à travers un consortium d'entreprises privées américaines et alliées". Pour planter le décor, Nokia est Finlandais (et un peu Franco-Américain avec le rachat d'Alcatel) et Ericsson est suédois. Ils sont respectivement numéro deux et trois du marché des infrastructures télécoms. Derrière Huawei. Les Américains, à coup de faillites et de rachats, n'ont plus d'acteurs globaux dans la spécialité. Les déclarations de Barr illustrent douloureusement l'impuissance des Européens à soutenir efficacement leurs deux champions... et l'absence totale de confiance de Washington dans ses alliés ! Pour le moment, difficile de lui donner tort.

Pour finir sur une note plus optimiste, j'espère que nous pourrons compter sur Thierry Breton, le nouveau Commissaire européen au Marché Intérieur. Il faut faire abstraction de cet intitulé fourre-tout : dans sa lettre de mission, sa tâche première consiste à "renforcer la souveraineté technologique de l’Europe". Passé par Thomson, France Telecom et dernièrement Atos, l'ancien Ministre de l'économie français a le bagage requis pour expliquer les enjeux à ses pairs. Reste à savoir s'il parviendra à réveiller la belle endormie.