Les grands groupes pétroliers dits ‘intégrés’ sont tous guidés par une même promesse: celle de lisser la volatilité des prix des matières premières en étant présent sur toute la chaîne de valeur. Quand le prix du pétrole ou du gaz est élevé, les activités de production (upstream) sont très rentables, mais les marges des activités de raffinage (downstream) sont impactées défavorablement car leur coût d'approvisionnement explose. A l’inverse, quand le prix du pétrole est bas (on parle d’un baril à moins de 50-60$) les activités upstream sont déficitaires ou à l’équilibre mais les marges de raffinage s’améliorent car les coûts d’approvisionnement baissent. On retrouve le même genre de dynamiques dans les activités liées à l’Uranium.

Entre l’upstream et le downstream, on trouve le midstream, c’est-à-dire l’ensemble des activités de transport et de stockage des hydrocarbures (pipelines principalement). Ces activités sont généralement peu rentables mais ceci est compensé par la récurrence des revenus et le caractère stratégique des infrastructures qui garantit un certain pricing power. Plutôt intéressant pour un groupe d’avoir cette activité dans son mix pour stabiliser l’ensemble.

 

Chaine de valeur intégrée
Chaine de valeur intégrée de Total Energies. A lire de bas en haut.

Bref, en théorie quand on a intégré ces trois activités on s’est protégé contre les variations de cycle inhérents aux industries de matières premières. On peut aussi défendre un substantiel avantage compétitif, notamment quand on possède des infrastructures clés type pipelines ou raffineries, des installations aujourd’hui quasi non reproductibles hors politiques publiques très volontaristes. Enfin, on peut bien sûr générer des synergies économiques très intéressantes; par exemple un producteur qui contrôle le pipeline reliant son gisement et sa raffinerie ne risque pas de souffrir du chantage à la hausse des prix d’un intermédiaire qui contrôlerait le pipeline en question, ou d’une tierce partie qui contrôlerait la raffinerie et privilégierait d’autres fournisseurs.

Notez que tout ceci est théorique… Par exemple ces derniers mois le prix du pétrole était très élevé et pourtant les raffineurs réalisaient aussi des marges record… Dans le même esprit, entre 2015 et 2021, quand le prix du pétrole était en bas de cycle, les profits des activités downstream n’ont pas suffit à compenser les pertes des activités upstream… Les grands groupes n’avaient d’autre choix que de limiter la production et leurs efforts d’exploration et développement pour amortir le choc; d’où le déficit d’offre que l’on observe aujourd’hui.

Ceci étant dit, comment analyser une pétrolière intégrée ? En théorie, il conviendrait de valoriser chaque segment d’activité et sommer le tout. En ce qui concerne les activités upstream, on se concentre sur la rentabilité des activités selon différents cours du baril et du gaz (des données partagées par la société dans son rapport annuel, voir tableau ci-dessous), puis on conduit généralement un modèle du type : valeur du groupe = valeur de ses stocks + ressources en sol x difficulté pour les extraires, considérant que les actifs d’extraction ne valent rien mais sont indispensables pour mettre la main sur ce que l’on valorise : les stocks. Pour l’activité midstream, plus prévisible, un DCF conviendrait bien, on pourrait aussi valoriser les actifs (calcul d’une NAV) en prenant des coefficients de sécurité généreux et cohérent par rapport à leur coût de production (exemple: si ce pipeline m’a coûté 10 Mds€ à construire, le valoriser à 5 Mds€, autrement dit 50% de son coût de production, semble approprié car un acquéreur paierait vraisemblablement entre 50 et 100% du coût total de reproduction). Pareil pour les activités de raffinage (plutôt DCF), en prenant si possible la moyenne basse des marges historiques.

 

Sensibilité de la rentabilité de Total Energies à différents facteurs
Sensibilité de la rentabilité de Total Energies à différents facteurs

Encore une fois, il s’agit ici de la théorie que seuls les experts avec 10 ans d'expérience d’ingénierie pétrolière et qui peuvent aujourd’hui se permettre de passer des mois sur une valo, tâcherons de suivre. Du point de vue du particulier ou du petit gérant, ce serait vraiment se compliquer la vie d’abord parce que le résultat serait relativement sensible aux hypothèses faites; ensuite parce que ça n’aurait pas de sens (les grandes majors peuvent céder des actifs en portefeuille jugé “non stratégiques”, mais ne peuvent pas toujours les vendre à la découpe); enfin parce que l'expérience montre que le marché ne valorise pas les majors de l’énergie comme cela mais purement sur le dividende qu’elles distribuent (et dans une moindre mesure les rachats d’actions).

C’est la preuve que les investisseurs voient ces groupes comme exceptionnellement stables et stratégiques, et qu’ils n’en attendent pas des miracles question croissance. La seule chose qui compte ce sont les profits distribuables aux actionnaires, cad dividendes et rachats d’action. En somme le marché approche les majors de l’énergie exactement comme il approche les valeurs télécoms, les business d'infrastructure ou les constructeurs automobiles avec un bon historique de rentabilité (cad les constructeurs allemands et japonais).

 

Evolution du rendement brut (dividendes) de quelques majors pétrolières
Evolution du rendement brut (dividendes) de quelques majors pétrolières

 

Enfin, on peut dire qu’il n’existe pas de modèle universel pour valoriser/analyser une major intégrée. A titre d’exemple, on trouve très peu de points commun entre le canadien Suncor (qui possède l’essentiel de ses actifs dans une zone géographique concentrée au Canada - des sables bitumineux à ses deux grandes raffineries) et TotalEnergies, la seule major mondiale à ne posséder aucun actif dans son pays mais possède un portefeuille international très diversifié entre méga-projets (ex : Russie et Qatar) et plus petits projets (notamment en Afrique). Rien de commun non plus entre des groupes comme Exxon, BP PLC ou Equinor très activement surveillés en termes d’ESG / bonne gouvernance / anti-corruption et des groupes comme Petrobras ou PJSC Gazprom qui servent de “cash machine” à des gouvernements peu recommandables.

A ce titre, comme toujours en investissement, il faut fuir les modèles complexes, privilégier la simplicité, être très sélectif, et surtout exiger de grosses marges de sécurité…. Lorsque les obligations AAA paient 1 à 2% mais que Total verse 9% de dividendes comme c’était encore le cas il y a peu, c’est un “no-brainer”... Pas besoin de faire la revue de toutes les activités pour savoir quoi faire, à condition d’être un investisseur ESG qui suit une stratégie d’exclusion. On avait aussi un cas similaire au Canada avec Suncor que nous avions d’ailleurs présenté dans les conseils – Suncor qui allait retourner aux actionnaires l’intégralité de sa market cap en cinq ans et expliquait clairement comment (spoiler : en comptant sur 20% de rendement en restant assis sur ses fesses), pas besoin d’être un expert de l'énergie pour comprendre que c'était un bon deal.

Voilà donc le conseil, qui en fait s’applique aux majors de l’énergie comme avec tous les business dans lesquels investir : simplicité, marge de sécurité et valorisation par rapport au cash qu’ils vont distribuer à leurs actionnaires. 

A noter en conclusion que les grands majors du Oil&Gaz sont les mieux placées pour financer et opérer la transition énergétique car ils sont les seuls avec les ressources nécessaires pour financer ces méga-projets (ou du moins les racheter et donc motiver leur financement); le processus prendra cependant des décennies, n’en déplaise aux romantiques ou aux idéalistes; même une major considérée en avance comme Total réalise toujours les ¾ de ses profits opérationnels via ses activités d’extraction/production… Même chose chez les parangons de la vertu genre le norvégien Equinor dont la poule aux œufs d’or reste ses activités offshore en mer du nord.

A noter en conclusion que les majors s’adaptent cependant au nouveau paradigme et ajustent leur modèle en conséquence… Par exemple Total Energies projette pour 2050 que la moitié de son CA proviendra des renouvelables et de la production d'électricité, un quart proviendra des nouveaux carburants genre biofuels et hydrogène et le quart restant des énergies fossiles. Total Energies n’aura donc ici trente ans plus grand chose à voir avec ce qu’il est aujourd’hui… A ce propos, on comprend qu’il est un peu absurde de vouloir approcher la valeur avec un modèle purement historique… Par contre, on peut être certain qu’ils vont rester très concentrés sur la stabilité et idéalement la croissance du dividende distribuable à leurs actionnaires.

Donc pas la peine de se casser la tête, l’époque glamour des majors de l’énergie est révolue et aujourd’hui ce sont quasiment des utilities… Du moins, c’est comme ça que le marché les perçoit et c’est vers ce modèle que transite Total Energies. Comme nous l’avons souligné plus haut, TTE est en avance sur son temps, alors que les autres grandes majors européennes (BP, Shell) multiplient les professions de foi ESG depuis des années mais suivent des stratégies encore floues… De leur côté, les américaines (Exxon et Chevron) et les canadiennes (CNQ, SU) donnent aussi des gages ESG, mais il existe tellement de gisement d’excellente qualité en Amérique du Nord que la part de Oil&Gaz dans le business mix de ces groupes va sans doute rester très importante dans le temps.