(Reuters) - La pénurie mondiale de composants électroniques, qui perturbe notamment depuis des semaines la production des constructeurs automobiles et d'autres secteurs, pousse les Etats dans le monde à accélérer la construction d'usines de semi-conducteurs pour ne plus dépendre de Taïwan sur fond de tensions géopolitiques.

Si un consensus se dégage sur la nécessité de diversifier les approvisionnements, les pays divergent cependant sur la stratégie à adopter, certains redoutant un sur-investissement dans la construction d'usines dans un secteur qui a toujours été hautement cyclique.

Les autorités aux Etats-Unis, dans l'Union européenne et au Japon envisagent d'investir des dizaines de milliards de dollars dans des sites de production de composants de pointe car les deux tiers de la production actuelle de puces informatiques de premier plan proviennent de Taïwan.

Cette semaine, un haut commandant militaire américain a indiqué au Congrès des Etats-Unis qu'une prise de contrôle par la Chine de l'île constituait la principale inquiétude de l'armée américaine dans le Pacifique.

Soucieuse de réduire sa dépendance à l'égard des technologies occidentales, la Chine a décidé de subventionner massivement le secteur des puces, en investissant notamment 29 milliards de dollars (24,6 milliards d'euros) en 2019, contribuant ainsi à alimenter le débat selon lequel l'occident doit réagir.

Taiwan Semiconductor Manufacturing et Samsung Electronics, les deux seuls fabricants de puces sous contrat capables de produire les composants les plus avancés, travaillent sur des projets d'implantation d'usines aux Etats-Unis et se disputent des subventions du gouvernement américain qui pourraient atteindre 30 milliards de dollars, voire plus.

Le fondeur historique américain Intel, également capable de produire des puces avancées, a annoncé mardi son intention d'ouvrir ses usines à la production des composants pour des tiers. Le groupe prévoit aussi de construire une nouvelle usine en Europe en plus des deux autres prévues aux Etats-Unis.

Après des décennies d'externalisation de la production de puces à Taiwan et en Corée par souci d'efficacité et de réduction des coûts, le secteur des semi-conducteurs pourrait connaître avec l'initiative des Etats de profonds bouleversements.

"Nous sommes maintenant dans une situation où chaque pays voudra avoir sa propre usine", a déclaré à Reuters Dan Hutcheson, directeur général du cabinet d'études VLSI Research.

JAPON, USA ET INDE DANS LA COURSE

Au Japon, Canon, Tokyo Electron et Screen Semiconductor Electron vont intégrer un programme de 42 milliards de yens (326 millions d'euros) financé par le gouvernement pour travailler avec des entreprises comme TSMC afin de mettre au point des puces avancées gravées en deux nanomètres. Le Japon veut en outre disposer d'usines de semi-conducteurs avancés dans le futur et a l'intention de construire une unité de test près de Tokyo avec l'aide de TSMC.

L'Inde espère pour sa part tirer profit de sa position de principal centre de conception des puces pour se doter d'usines en attirant notamment les fabricants avec de nouveaux programmes de subventions.

Le Congrès américain s'apprête à autoriser un déblocage d'au moins 30 milliards de dollars dans des investissements dans les puces via le projet de loi actuel de financement du Pentagone et un ensemble de nouvelles mesures défendues par le chef de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer.

Les responsables locaux et les entreprises se bousculent déjà pour mettre la main sur cette enveloppe. Intel a pris cette semaine des engagements en Arizona, qui propose un important programme de réduction des impôts au niveau de l'Etat.

TSMC a décidé pour sa part de construire une usine de 12 milliards de dollars en Arizona, en partie à la demande de l'administration de Donald Trump. Samsung de son côté négocie la construction d'une deuxième usine à Austin, au Texas.

DIVERGENCES EN EUROPE

Les divergences les plus fortes sont en Europe où les responsables de l'UE peinent à s'entendre avec les gouvernements nationaux sur une question capitale: l'Europe doit-elle se lancer dans la course onéreuse de construction d'usines de puces informatiques avancées ou doit-elle seulement renforcer sa stratégie actuelle de spécialisation dans les puces pour les marchés de niche?

La première approche est défendue par le commissaire au Marché intérieur Thierry Breton, tandis que la seconde est privilégiée par le gouvernement allemand et de nombreuses entreprises.

Intel a fait part cette semaine de son intérêt pour la construction d'une usine en Europe et est devenu le premier des trois grands fabricants du secteur à soutenir un objectif de doublement de la part de puces haut de gamme produites sur le Vieux continent à 20% au cours de la prochaine décennie.

"L'Europe a abandonné cette course il y a longtemps et n'a plus le savoir-faire local nécessaire", note cependant Helmut Gassel, responsable de la stratégie chez le fabricant allemand de semi-conducteurs Infineon, spécialisé dans les composants pour cartes à puce et leader de la fourniture de puces à l'industrie automobile.

La lenteur des progrès sur l'actuel projet européen dans les semi-conducteurs accentue les frustrations de toutes parts. Selon des responsables allemands, une cinquantaine d'entreprises, plutôt portées pour l'essentiel sur une stratégie de puces pour les marchés de niche, ont sollicité des fonds de ce programme.

Un compromis sur la stratégie à adopter en Europe pourrait être trouvé d'ici l'été. Le ministre allemand de l'Economie, Peter Altmaier, et son homologue français, Bruno Le Maire, discutent régulièrement avec Thierry Breton de la possibilité d'attirer un géant non-européen des semi-conducteurs pour améliorer les capacités de production de puces avancées en Europe, a déclaré un haut responsable du ministère des Finances français.

"Chaque fois qu'ils se voient, ils en parlent", a-t-il déclaré. "L'objectif est de parvenir à une décision d'ici juin", a-t-il ajouté, notant que le coût d'un tel projet pourrait atteindre 20 milliards de dollars.

Si les projets des Etats se réalisent, le secteur des semi-conducteurs pourrait ressembler davantage à ce qu'il était dans les années 1970 et 1980, lorsque chaque pays considérait les puces comme stratégiques pour leurs systèmes de communication et de défense.

Dan Hutcheson, le directeur général du cabinet d'études VLSI, met cependant en garde sur les risques de surcapacité qui feraient baisser les prix et pourraient provoquer une crise pour le secteur semblable à celle des années 1980 où nombre d'usines de semi-conducteurs ont été contraintes de fermer.

(Stephen Nellis à San Francisco, Douglas Busvine à Munich, Mathieu Rosemain à Paris, Tim Kelly à Tokyo; Foo Yun Chee à Bruxelles et Supantha Mukherjee à Stockholm, Claude Chendjou pour la version française, édité par Blandine Hénault)

par Douglas Busvine et Mathieu Rosemain