Léger coup de froid sur la vallée verdoyante de Cupertino en ce début d'été: lorsque Tim Cook s'avance le lundi 7 juin pour sa traditionnelle "keynote" - organisée cette année en mode virtuel pour cause de pandémie - journalistes hi-tech et geeks du monde entier s'attendent à ce que le patron d'Apple dévoile un nouveau MacBook équipé des processeurs Arm dernier cri, voire à ce qu'il pose les premiers jalons de l'incursion très anticipée de la firme à la pomme dans la réalité augmentée (AR).

Le directeur général du géant californien va se montrer bien plus sage. En lieu et place de la présentation de nouveaux appareils, Tim Cook se contente de dévoiler une ribambelle de mises à jour pour les systèmes d'exploitation de l'iPhone, de l'iPad, et des Mac, ainsi que toute une série de fonctionnalités dans la santé, permettant notamment de transmettre les données collectées par l'Apple Watch au corps médical.

Il axe surtout sa présentation autour des enjeux liés à la confidentialité des données privées, une thématique devenue depuis quelques semaines son cheval de bataille face à l'ambiguïté cultivée par Facebook en la matière.

Bref, la prestation s'avère très éloignée des "keynotes" légendaires de Steve Jobs, qui pouvait présenter tour à tour - à la fin des années 2000 - un nouvel iPhone, des iPods nano et un MacBook ultra-léger au cours de la même intervention.

Les analystes financiers se montrent, malgré tout, conquis et saluent en particulier les progrès réalisés par le groupe en matière d'intelligence artificielle (IA) et de réseau "neuronal", une technologie qui offre des performances exceptionnelles dans l’apprentissage automatique.

Il est vrai que toutes ces annonces s'inscrivent dans la droite ligne de la stratégie récemment adoptée par le groupe, consistant à se détacher progressivement du matériel pour se concentrer sur un modèle davantage basé sur les services et abonnements (musique, streaming TV,...), un "business mix" qui présente la particularité d'offrir des revenus récurrents et confortables, et très apprécié par la communauté financière du fait de la visibilité qu'il apporte.

Ce changement de cap s'est avéré payant en Bourse en permettant au titre Apple de quasiment doubler de valeur l'an dernier, pour finalement atteindre un plus haut historique au-delà de 145 dollars au tout début de l'année 2021.

Mais la belle mécanique haussière s'est depuis grippée. Même les résultats trimestriels stratosphériques publiés fin avril, boostés par des ventes d'iPhone 12 explosives, n'ont pas su rassurer les investisseurs.

Alors, Apple serait-il déjà devenu un "has been" en Bourse ?

Depuis son "home office" new-yorkais orné de fanions des Yankees et des Giants, Dan Ives, analyste vedette chez Wedbush Securities, explique que les investisseurs jugent surtout que la cadence effrénée du groupe, à la fois en termes d'innovation technologique et de résultats, n'est pas tenable sur le long terme.

"Wall Street s'inquiète du fait que les meilleurs jours du supercycle que connaît l'iPhone 12 sont peut-être passés et affiche sa préoccupation quant aux perspectives de croissance pour 2022, ce qui pèse sur la valeur", explique l'analyste.

Après la frénésie suscitée par la commercialisation de l'iPhone 12 sur fond d'avènement de la 5G, certains spécialistes redoutent qu'Apple se borne à lancer, cet automne, un iPhone "12S" doté d'un minimum d'innovations et appelé à faire l'objet d'un engouement moindre de la part des technophiles.

Avec la réouverture de l'économie, les observateurs s'attendent également à ce que les consommateurs réduisent leurs achats d'appareils technologiques afin de pouvoir dépenser davantage sur les terrasses de cafés et dans les voyages.

Pour résumer, les futures livraisons d'iPhone pourraient être amenées à décevoir.

Autre élément à l'origine de la sous-performance du titre, le bras de fer engagé avec Epic, le concepteur du jeu vidéo Fortnite, à qui il est reproché d'avoir mis en place son propre système de tarification sur l'App Store.

Apple joue gros dans l'histoire. Le groupe génère en effet près de 8% de son chiffre d'affaires total à partir de sa boutique d'applications en ligne, qui lui permet de dégager des marges bénéficiaires élevées (entre 75% et 80%) sur tous les services qui y sont commercialisés. Une défaite dans le procès Epic risquerait de mettre en cause ce modèle particulièrement bien huilé.

S'ajoutent à cela des craintes récurrentes concernant un éventuel durcissement de la régulation imposée aux GAFA par l'administration Biden, certains Démocrates n'hésitant plus à plaider pour un démantèlement pur et simple des géants omnipuissants de l'Internet.

Malgré toutes ces incertitudes, les analystes continuent d'y croire. Sur la quarantaine de professionnels suivant la valeur, 33 sont à l'achat, neuf affichent une opinion "neutre" et seulement deux recommandent la vente.

Pour Dan Ives, l'analyste de Wedbush qui fait partie du camp des plus optimistes, il est encore trop tôt pour enterrer la valeur.

"De notre point de vue, Apple est en plein milieu d'un cycle massif de lancements de produits, peut-être le plus important auquel nous ayons assisté à Cupertino au cours des sept dernières années", assure-t-il.

Dan Ives s'attend en effet à ce qu'Apple lève le voile sur l'"Apple Glass", son casque de réalité augmentée, dès l'an prochain avant de préparer le terrain à la commercialisation de l'"Apple Car", son projet de véhicule électrique, courant 2024.

D'après Gene Munster, un analyste star qui a longtemps couvert la valeur avant de rejoindre un fonds de capital-investissement, le futur casque de réalité augmentée/mixte (AR/MR) d'Apple pourrait tout simplement révolutionner le commerce en ligne en faisant du salon des utilisateurs une boutique virtuelle où il sera possible d'essayer, de toucher et de tester les articles avant de les acheter.

"C'est ce qu'Airbnb avait déjà entrepris à sa façon en transformant la maison en hôtel", rappelle l'investisseur.

L’"Apple Car", qui fait l’objet de spéculations récurrentes depuis de longues années maintenant, pourrait également constituer une innovation "disruptive" à en croire les professionnels.

Apple - qui ne cache plus son intérêt pour le secteur - a récemment ouvert des discussions avec le sud-coréen Hyundai et recruté plusieurs experts issus de l'industrie automobile, dont Ulrich Branz, l'ancien patron des véhicules électriques de BMW, ainsi que de nombreux cadres de Tesla.

"Sur le plan stratégique, Apple dispose de plusieurs options", estime Jean-Christophe Liaubet, managing partner chez Fabernovel, un groupe de conseil spécialisé dans la création de produits et de services numériques.

"Le groupe peut créer sa voiture tout seul ou en s'alliant à un constructeur voire un partenaire industriel qui n'a pas sa propre marque", indique le consultant.

"Il peut également se positionner comme fournisseur de logiciels pour véhicules (notamment en termes d’operating system) ou se lancer dans un service de taxi autonome qui viendrait concurrencer Amazon et son service Zoox", ajoute-t-il.

Quoi qu'il advienne, un projet aussi ambitieux ne manquerait pas de relancer une créativité qui apparaît aujourd'hui en perte de vitesse, et accessoirement doper le cours de Bourse.

"Nous pensons que d'ici un an, Apple pèsera 3.000 milliards de dollars de capitalisation boursière et nous considérons le récent accès de faiblesse du titre comme une opportunité d'achat en or", prévient Dan Ives, chez Wedbush.

A titre de comparaison, la valorisation boursière du groupe s'établit aujourd'hui à 2.200 milliards de dollars, ce qui en fait toujours la première capitalisation mondiale devant Microsoft (2.000 milliards de dollars).

Chez Fabernovel, on rappelle toutefois qu'innover n'est pas qu'une affaire de lancement de nouveaux produits ou services.

"Apple pourrait aussi innover sur son modèle économique dans le bon sens en faisant la part belle à l'équité et ne plus s’enfermer dans des modèles où la valeur ne fonctionne qu’en position dominante", conclut Jean-Christophe Liaubet.

A Cupertino, le meilleur reste peut-être à venir.

 

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