Comme le groupe n'a pas besoin de lever du capital — au contraire, il en retourne activement à ses actionnaires — et qu'il ne sera jamais une cible d'acquisition, on peine à voir ce qui pourrait dynamiser sa valorisation, mis à part peut-être une hausse substantielle du dividende. 

Cet absence d'événements "catalyseurs" — pour reprendre le jargon à la mode sur les marchés financiers — a également maintenu à l'écart les investisseurs plus entreprenants, type hedge funds et consorts.

La situation n'est pourtant pas dénuée intérêt. En témoigne ce rapide calcul de coin de serviette : soustraite de la trésorerie en excès d'environ €3 milliards et de la participation de 25% dans Thalès — €4 milliards au cours du marché, elle-même à des niveaux de valorisation historiquement bas —  la capitalisation boursière de Dassault Aviation — €7.5 milliards au cours du moment — n'accorde quasiment aucune valeur à son activité industrielle. 

Cette étrangeté ne peut que retenir l'attention, en particulier suite au méga-contrat signé aux Emirats Arabes Unis la semaine dernière.

On pourrait bien entendu consacrer des chapitres entiers à l'avantage compétitif de Dassault, leader mondial de l'aviation civile et militaire avec ses gammes Falcon et Rafale, entre autres. Détenteur d'un savoir-faire unique, souverain, hautement stratégique et non-reproductible, le groupe jouit aussi de l'indéfectible soutien de l'Etat français, via sa diplomatie commerciale autant que par des volumes de commandes garantis. 

Après un certain retard au décollage, les Rafales se vendent désormais comme des petits pains aux Emirats, en Egypte, en Inde et en Grèce. Comme de coutume, les clients attendaient des engagements opérationnels complets — tels ceux réalisés en Afghanistan, en Libye puis en Syrie — pour achever d'être convaincus des mérites du chasseur multi-rôle. 

En termes de rapport capacités-coût, ce dernier reste très supérieur à ses deux rivaux européens, le Gripen de Saab et le Typhoon développé par le consortium BAE-Airbus-Leonardo. Il permet aussi aux pays hors de l'OTAN d'opérer des appareils dernier cri et de s'affranchir de la Russie.

Tout ceci est bien connu, mais n'empêche guère la valorisation de Dassault Aviation de stagner depuis huit ans malgré un historique de profitabilité convaincant et un carnet de commande rempli jusqu'en 2030. Il est assez rare qu'une entreprise à la fois profitable et protégée par un immense avantage compétitif — le fameux concept de "moat" popularisé par Warren Buffett — soit valorisée pour zéro ou presque. Comment l'expliquer ?

Quelques pistes : d'abord, le cash en excès n'est peut-être pas totalement libre, puisqu'il pourrait vite se retrouver mobilisé par le lancement d'un nouveau programme de R&D ; ensuite, malgré sa cotation, la participation dans Thalès n'est pas tout à fait "liquide" non plus, puisque trop stratégique pour être cédée, même partiellement ; enfin, le secteur de la défense n'a plus la cote auprès des investisseurs soumis à de pénibles impératifs ESG. 

Au niveau financier, le chiffre d'affaires annuel de Dassault Aviation croît de €4 à €6 milliards sur la dernière décennie, avec une marge nette maintenue aux alentours de 10% et des retours sur capitaux employés plus que satisfaisants. Le bilan, de son côté, n'inspire aucune inquiétude, avec des actifs courants qui couvrent plusieurs fois l'ensemble du passif à eux seuls. 

On notera pour l'anecdote que la réconciliation des résultats comptables avec les flux de trésorerie est excessivement complexe à cause des fortes variations du besoin en fonds de roulement. Il faut ainsi pousser l'effort d'analyse à son paroxysme, sinon faire une confiance aveugle à l'intégrité de la comptabilité.

Le conseil d'administration a procédé à des rachats d'actions massifs entre 2014 et 2016. Très intelligente sur le papier, cette décision a réduit le nombre de titres en circulation d'un cinquième, sans toutefois produire — pour l'instant — l'effet escompté sur le prix du titre, sans doute pour les raisons évoquées en introduction. Mais ceci n'est peut-être que partie remise ? 

Vu sous un autre angle, Dassault Aviation a généré €4 milliards de profits sur la dernière décennie, dont €3 milliards ont été retournés aux actionnaires via ces rachats d'actions et des dividendes. On pourra là aussi mettre en rapport cette capacité bénéficiaire — attendue en croissance sur la prochaine décennie — avec la valeur d'entreprise de €4.5 milliards, participation dans Thalès comprise.  

En termes de stratégie, le groupe privilégie une croissance organique "traditionnelle", à l'inverse des mastodontes de la défense anglo-saxons qui eux multiplient les acquisitions. Les ventes de Rafales à l'Inde, à l'Egypte et aux Emirats assureront un flux de revenus stable grâce aux livraisons ventilées dans la durée, mais aussi grâce aux ventes de pièces détachées et aux diverses prestations de maintenance et de formation. Cette récurrence favorisera l'amorçage de nouveaux programmes de R&D.

Maintenant arrivée à maturité, la plate-forme du Rafale a encore quelques belles décennies devant elle. L'exemple du F-16 a prouvé qu'une plate-forme multi-rôles et évolutive pouvait ainsi servir pendant près d'un demi-siècle sans perdre en compétitivité. Quant aux ventes de Falcons, certes ralenties par la pandémie, elles devraient retrouver leur rythme de croisière dès que la conjoncture s'améliorera. 

Nous avons accumulé des titres Dassault Aviation entre €80 et €90 ces dernières semaines, et entendons rester actionnaires du groupe pour les prochaines années à venir.

 

L'auteur est actionnaire de l'entreprise présentée dans cet article via des véhicules d'investissement qu'il dirige ou qu'il conseille. Il est susceptible d'effecter des opérations d'achat ou de vente à tout moment.