* 2,3 mlns d'emplois supprimés dans le monde durant la pandémie

* 7.000 postes vacants en Europe-décompte Reuters

* Des métiers qui souffrent d'une image peu attractive

par Toby Sterling, Tim Hepher et Caroline Pailliez

AMSTERDAM/PARIS/DOHA, 19 juin (Reuters) - Lorsque Karim Djeffal, agent d'escale commercial avec plus de vingt ans d'expérience a eu la possibilité de quitter Air France en mai 2021, au moment de la pandémie, il n'y a pas réfléchi à deux fois. Il a souhaité profiter du plan de départs volontaires pour devenir coach professionnel.

"Le transport aérien, c'est 24h sur 24, 7 jours sur 7. En termes d'équilibre vie professionnelle et vie personnelle, c'est compliqué. Moi, j'ai une famille, j'ai un fils, à un moment donné, je voulais en profiter", explique-t-il à Reuters.

Comme lui, des millions de professionnels ont été remerciés ou bien ont quitté de leur plein gré le secteur pendant la pandémie de Covid-19 pour se tourner vers des métiers mieux rémunérés, aux conditions de travail plus faciles.

Mais avec une reprise plus forte qu'anticipé, le secteur est en manque de personnel et peine à recruter, laissant présager de fortes perturbations durant l'été, à l'image des longues files d'attente aux aéroports d'Amsterdam et de Londres observées pendant les week-ends de l'Ascension et de la Pentecôte.

"Ça va être le chaos", prévient Nicolas Pereira, secrétaire général de l'Union locale CGT-Roissy.

Selon un décompte de Reuters, quelque 7.000 postes sont officiellement à pouvoir à travers l'Europe. Pais pour des experts du monde aérien, ce n'est que la partie visible de l'iceberg.

Il manque environ 15% de personnel en assistance-escale et 20% en sécurité pour fonctionner correctement cet été dans les aéroports français, prévient Raphaël Caccia, secrétaire général union fédérale aériens CFDT. Près de 4.000 postes sont notamment à pourvoir dans les aéroports parisiens, selon le Groupe ADP (Aéroports de Paris) citant des chiffres de Paris CDG Alliance.

Vingt pour cent des postes cherchent encore preneurs dans les aéroports allemands, selon l'association des aéroports ADV. La situation est telle que l'industrie souhaite embaucher du personnel turc pour éviter de devoir annuler des vols et demande au gouvernement d'autoriser les processus d'homologation.

A l'aéroport de Schiphol à Amsterdam, le nombre d'employés avant et après pandémie est passé de 68.000 à 58.000. Le groupe a décidé d'offrir 5,25 euros supplémentaire de l'heure aux salariés de la sureté, du nettoyage, et de l'assistance durant l'été pour attirer les candidats. Mais les offres alléchantes ne régleront pas le problème, puisqu'il faut plusieurs semaines pour obtenir une homologation afin de travailler dans les aéroports, selon experts et syndicats.

Cet été qui devait permettre un retour à la normale après deux ans d'arrêt quasi-complet pendant la pandémie, pourrait en fait signer la fin d'un modèle basé sur les grands volumes et les bas coûts.

ANNULATIONS EN PAGAILLE

La pénurie de main d'oeuvre et les nombreuses grèves ont déjà causé de fortes perturbations à Londres, Amsterdam, Paris, Rome et Francfort durant le printemps. Et plusieurs compagnies ont décidé d'annuler des vols cet été.

Lufthansa a ainsi supprimé 900 vols domestiques et européens à Francfort et Munich durant les week-ends de juillet, soit 5% de sa capacité de vol. EasyJet supprimera également plusieurs centaines de vols à Berlin en juin, juillet et août, soit l'équivalent de 12 vols par jour. L'aéroport de Schiphol à Amsterdam limitera par ailleurs l'accueil à 70.000 passagers par jour durant l'été.

Alors que les représentants du secteur s'apprêtent à se réunir pour un sommet au Qatar cette semaine, la question de savoir qui est responsable de ce cafouillage entre aéroports, compagnies aériennes et gouvernements, sera sur toutes les lèvres.

"Chacun se renvoie la faute, mais tout le monde a une part de responsabilité dans le fait d'avoir mal anticipé la reprise", a dit à Reuters James Halstead, associé du cabinet de conseil Aviation Strategy.

Beaucoup de travailleurs sont partis dans des secteurs plus porteurs, comme la logistique, et ne souhaitent plus revenir, ou ont pris une retraite anticipée.

"Ces travailleurs, dans la sécurité ou la gestion des bagages, ont clairement d'autres alternatives maintenant et peuvent changer de métiers", explique Rico Luman, économiste senior chez ING aux Pays-Bas.

"Ce ne sont plus des métiers attractifs", renchérit Raphaël Caccia. En plus d'un salaire souvent proche du smic pour les nouveaux entrants, il faut accepter de travailler avec des horaires décalés et prévoir des temps de trajets parfois très longs pour se rendre aux aéroports, souligne-t-il.

Nombre de syndicats à travers l'Europe ont annoncé des grèves à l'approche de l'été pour réclamer de meilleures conditions de travail et une augmentation conséquente des salaires. Dans les aéroports parisiens, le prochain débrayage est attendu le 2 juillet, début des longs congés d'été.

Marie Marivel, opératrice de sureté à l'inspection des passagers depuis 17 ans à Roissy-Charles-de-Gaulle, gagne près de 2.100 euros net par mois. Un salaire qu'elle juge très insuffisant, sachant qu'elle paie un loyer de 900 euros.

"Je ne pars pas en vacances. Je fais attention à toutes les dépenses", dit-elle.

UN SYSTÈME À BOUT DE SOUFFLE

Il manque, selon elle, une centaine de personnes dans son entreprise pour fonctionner correctement à Roissy. Son employeur offre d'ailleurs 180 euros aux salariés qui décident de reporter leurs vacances après le 15 septembre et 150 euros à ceux qui proposent des candidats à l'embauche, dit-elle.

"On nous demande de faire des heures supplémentaires mais beaucoup d'entre nous refusent parce que nous sommes à bout", ajoute l'opératrice de 56 ans, au moment de prendre une pause après une matinée où les passagers ont du patienter une heure avant de pouvoir passer les dispositifs de sécurité.

Ces longues files d'attente contribuent à une montée de l'agressivité des passagers, poursuit-elle.

Le groupe ADP anticipe des temps d'attente rallongés durant les grands départs de l'été. Mais la direction se dit "globalement confiante".

"Nous avons fait beaucoup de forums au mois de mai, où nous avons recruté plusieurs centaines de collaborateurs pour la sûreté. Donc, je pense que pour cet été, ce sera acceptable", a déclaré jeudi son PDG, Augustin de Romanet sur BFM Business.

Pour des analystes du secteur, il faut repenser le modèle.

"Nous sortons d'une longue période de réduction des coûts. Avec la présence toujours plus importante de compagnies aériennes à bas prix, il a fallu réduire les coûts au maximum pour garder les tarifs bas. Mais cela a maintenant un impact sur la performance des aéroports", explique Rico Luman.

"L'ère du 'low cost' avec des billets toujours moins chers est terminée", poursuit-il.

Un ancien salarié, parti pendant la pandémie, va dans le même sens. "Je pense personnellement que les vols à très bas coûts (...), je ne vois pas comment on peut continuer comme ça", déclare à Reuters cet ancien membre du personnel naviguant de British Airways.

Lui aussi a profité d'un plan de départ. Au total, le secteur mondial de l'aviation a perdu 2,3 millions d'emplois pendant la pandémie, selon la profession, dont 600.000 en Europe. (Reportage additionnel Klaus Lauer, Farouq Suleiman et Allison Lampert, édité par Gilles Guillaume)