Un cas d'école de ces écarts parfois significatifs entre résultats comptables et résultats "réels" nous est offert par le célèbre développeur de jeux vidéo Paradox Interactive, coté en Suède et créateur de nombreux blockbusters comme les séries Hearts of Iron, Europa Universalis, Crusader Kings, Victoria, Stellaris et Cities:Skyline - tous de francs succès commerciaux qui dominent les ventes de leurs genres respectifs.

Sur les cinq derniers exercices comptables (période 2017-2021), Paradox a généré un total de 200 M$  (la société publie en SEK mais on convertit en USD pour plus de lisibilité) en profits comptables (IFRS plutôt que GAAP puisque la société est en Europe), soit une moyenne de 40 M$ par an. Pour l'anecdote, la capitalisation actuelle est de 1,5 Mds$, soit un multiple de 37,5 fois ce bénéfice annuel moyen, ce qui est vraiment élevé. Surtout si l'on prend en compte une croissance somme toute modeste : le chiffre d'affaires est passé de 99 à 160 M$ sur la période, soit une croissance moyenne annuelle (CAGR) de 12,5% : on trouve bien mieux dans le secteur.

PER de Paradox


Mais le sujet n'est pas là. Ce qui nous intéresse, c'est que la société a délivré un profit cash cumulé sur la période limité à 140 M$. Il manque donc 60 M$ par rapport aux profits comptables, la dernière ligne du compte de résultats. Pour mémoire, le free cash-flow représente les cash-flow opérationnels dont sont déduits les investissements dans les immobilisations, qu'elles soient tangibles ou intangibles.

D'où vient cette différence, et quelle mesure de profitabilité fait le plus de sens ?

En fait, on observe en étudiant le tableau des flux de trésorerie que Paradox capitalise ses frais de développement de nouveaux jeux. En soi ce n'est pas illégitime : comme un studio de cinéma, le principal actif d'un éditeur de jeux vidéo est sa bibliothèque de propriétés intellectuelles. Ces actifs ont un réel potentiel de monétisation et il fait sens de les comptabiliser au bilan. Pour en savoir plus sur les ajustements des dépenses de R&D, c'est ici.

Pour autant, dans le cas de Paradox, ce capex est-il unique, "one-shot" et définitif (on crée l'actif que l'on peut ensuite monétiser pendant des décennies, façon Disney), ou bien structurel et permanent ? Là est la question... Mais à mon avis, les vieux jeux voient leur potentiel de monétisation s'éroder très rapidement... Les gamers achètent les nouveautés, pas les jeux sortis il y a des années. Ils achèteront le dernier Hearts of Iron ou Europe Universalis, pas les vieux opus obsolètes.


D'où le problème d'un modèle économique comme celui de Paradox : il faut sans cesse développer de nouveaux jeux pour rester dans la course. Quant aux actifs historiques capitalisés au bilan, leur potentiel de monétisation est douteux. On peut arguer que ce sont les franchises qui ont de la valeur, mais les exploiter nécessitera invariablement de financer le développement de nouveaux opus. Le capex est donc structurel et la sortie de cash annuelle aussi pérenne qu'inévitable... Le capex est ici presque une opex (operating expense, dépense opérationnelle) !

Réconciliation

Ainsi, la comptabilité que présente Paradox semble agressive, et ses profits comptables (qui surestiment la rentrée réelle de cash) font passer la mariée pour plus belle qu'elle n'est en réalité. Cette courte démonstration permet de conclure sur deux leçons évidentes et de bon sens donc :

  • Toujours bien étudier les flux de trésorerie en les rapportant aux comptes de résultat pour comprendre la dynamique financière réelle.
  • Toujours bien comprendre l'activité avant éventuellement d'y investir... Sachant que hors coup de pot momentané ou chance du débutant, on ne performera qu'en investissant dans ce que l'on comprend, comme le rappelle régulièrement Warren Buffett.