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Mercredi 13 mai 2009, le Master 212 Affaires internationales de l'université Paris Dauphine organisait sa conférence annuelle sur le thème ' 2009, les pays émergents dans la tourmente?'. 
Le contenu de cette manifestation, était axé sur les opinions d'un panel d'experts, parmi lesquels  Hubert Védrine, président HV conseil, ancien ministre des affaires étrangères ; Christophe de Margerie, directeur général  de Total SA ; Jean-Joseph Boillot, conseiller au club du CEPII, spécialiste de l'Inde ; François Bourguignon  directeur de l'école d'économie de Paris, ancien vice-président et chef économiste de la Banque Mondiale ;  Christian Blanckaert, directeur général d'Hermès international ; Mathilde Lemoine, directrice des études économiques et de la stratégie des marchés d'HSBC France ; Philippe Louis-Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs et Olivier Zarrouati, directeur Général Zodiac.

A programme des deux heures de discussions, l'état des lieux des pays émergents face à la crise financière et la contraction du commerce mondial.

Ci-dessous, le verbatim de l'intervention de Hubert Védrine.

Selon vous, il faut utiliser la notion de pays émergents avec une certaine précaution et faire attention aux conséquences que l'on en tire…
La longueur de la liste des pays émergents diffère suivant l'institution qui les considère. Ainsi on peut aller du fameux rapport établi par Goldman Sachs en 2003 et dirigé par Jim O'Neill qui met en avant l'acronyme BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) pour parler des 4 premières puissances économiques potentielles en 2050 devant les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou encore l'Allemagne et le Japon, jusqu'à la publication récente du ministère des affaires étrangères d'une fiche tendant à refléter la situation économique et politique des pays émergents et qui fait état de 34 pays.

Parler de l'ensemble «pays émergents» n'a pas grand sens du point de vue géopolitique. Le point commun est le taux de croissance et la vitesse de progression du PNB. Mais l'image est analogue à celle d'une course : ces pays ont initialement été dans une posture relativement comparable mais pour autant, à l'arrivée, il n'y a pas de position commune. 
 
La plupart de ces pays ont une histoire particulière et ont le désir de prendre une revanche sur cette histoire. Nous ne pouvons pas comprendre le fonctionnement global de la Chine si nous n'avons pas en tête ce que pensent les chinois sur les dossiers écoulés sur l'affaiblissement de la dynastie, les divisions engendrées par les guerres civiles, les opportunités saisies par les puissances coloniales…
 
On observe ainsi une extraordinaire hétérogénéité. Si les gros pays ont tendance à cacher les autres, il y lieu de garder à l'esprit que les organisations, les stratégies en particulier d'ouverture, les politiques, les fondamentaux économiques sont différents. Ces pays s'inscrivent par ailleurs dans un positionnement relativement différent dans le monde, vis-à-vis des Etats-Unis et de l'Europe.

La mise en lumière de l'existence des pays émergents a été permise lorsque les entreprises occidentales ont pris consciences des perspectives d'investissement très intéressantes qui s'offraient à eux, eu égard notamment à l'ampleur du développement de la classe moyenne caractérisée par un pouvoir d'achat non négligeable dans ces pays.

La crise financière est-elle un épiphénomène pour les pays émergents ou est-ce une opportunité ?
La crise économique actuelle a remis en cause un certain nombre de faits, d'analyses et d'attentes. Mais cette crise n'a pas vocation à arrêter le processus historique de l'émergence qui a pour résultat le fait que ces pays ont repris pied dans le fonctionnement économique, politique et financier du monde.

Ceci étant, certains pays émergents s'en sortent moins bien que d'autres.

Il y aura vraisemblablement des phénomènes de redistribution. Par exemple, dans les Emirats arabes, Abu Dabi et le Qatar tiennent le coup alors que Dubai se dégonfle.

De quelle manière percevez-vous le monde multilatéral et multipolaire dans lequel nous vivons actuellement ?
Dans un livre récent sur ce que doit être la nouvelle politique étrangère des Etats-Unis, le démocrate Brejinsky, conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter à l'époque, et le général Cockroft, républicain conseiller de Bush père, ont indiqué que pour la première fois dans l'histoire du monde, tous les peuples sont politiquement actifs.

En témoigne le sommet du G20. Les décisions essentielles ne peuvent plus être prises par seulement deux ou trois leaders. Par rapport aux années 70, un G7 n'a plus la légitimité nécessaire. C'est la fin du monopole de la puissance que les occidentaux ont exercé dans l'histoire du monde. Cela ne signifie pas forcément que le G20 sera plus efficace car il sous-entend une enceinte où les affrontements vont se poursuivre.

Le monde multipolaire n'est pas un monde organisé et stable : c'est une bagarre multipolaire. Tout va devoir être conquis ou négocié. Chacun voudra mettre en œuvre sa propre logique.

Quel point de vue avez-vous sur la détermination politique des grands pays émergents ?
L'obsession de la Chine est de faire un jour jeu égal avec les Etats-Unis. D'où l'idée que certains mettent en avant d'un G2. L'Inde est plus prudente en ce qu'elle a une vision plus régionale.

La Russie affiche une certaine rancœur et souhaite à tout prix affirmer sa présence.

Comment appréhendez-vous le positionnement de l'Europe vis-à-vis de ces pays ?
Il faut que les pays européens aient collectivement la volonté de faire de l'Europe une puissance. Depuis 1945, une certaine crainte pèse sur ce mot. Une stratégie des européens, si possible en partenariat avec les américains, avec chacun des grands pays émergents est nécessaire.

Mais cette stratégie ne doit pas être globale. Les réponses apportées doivent être spécifiques à la situation propre de chaque pays émergent.

Dans quelle mesure le modèle économique capitaliste fondé sur la consommation des pays émergents est-il compatible avec les grands équilibres de la planète, notamment le développement durable, la raréfaction de l'énergie…
Il y a des différences évidentes entre les pays émergents. Entre la Russie qui ne parvient pas à avoir un modèle économique moderne qui ait les inconvénients de l'hyperconsommation et d'autre part la Chine. Il est évident que la transposition à ces pays d'un système prédateur à court terme n'est pas une bonne chose pour les peuples de ces pays. Cette configuration ne serait pas tenable.

Ceci étant, ce qui est embêtant pour les autorités politiques des grands pays émergents, c'est que finalement on ait découvert les conséquences dramatiques de ce modèle au moment où d'autres y ont déjà accédé.

Néanmoins, la Chine est sur la même planète que les autres. Elle ne peut pas faire fi des sérieux inconvénients sous-jacents à ce modèle.

Après avoir beaucoup râlé et utilisé ses arguments pour négocier durement, la Chine comme les autres pays émergents vont entrer dans le jeu et nous surprendre à bien des égards. Tout le monde est convaincu que le système doit évoluer auquel cas on aboutira à un suicide général. Cependant, comment, qui paie, avec quelles normes… ? Tout cela sera en fonction des circonstances du moment.

La Chine a suivi un schéma de développement fondé sur des unités de productions destinées aux marchés occidentaux, et des fonds publics servant à financer les déficits budgétaires occidentaux. Quel est, selon vous, l'objectif poursuivi par le pays ?
Le projet des autorités pékinoises est de ramener le pays au premier rang et de faire oublier les siècles d'humiliation.

A la question «la Chine a-t-elle une ambition impérialiste hégémonique ?», les opinions sont partagées. Les spécialistes de la Chine répondent par la négative tandis que les spécialistes de la géopolitique indiquent que cela est inévitable.

En raison de la crise, qui a eu pour conséquence un ralentissement des exportations, la Chine a dû se tourner vers le développement de son marché intérieur, ce qui n'est pas du tout une mauvaise chose dans l'absolu.

Mais il est à craindre que la classe moyenne gagnant en importance n'accepte pas à un moment donné le système politique en vigueur. La population ne demandera alors pas tant une démocratie au sens formel mais un respect de ses droits.

Par conséquent un changement d'orientation devra s'opérer dans cette Chine qui sera contrainte à devenir un Etat de droit.

Propos retranscrits par Imen Hazgui 

- 14 Mai 2009 - Copyright © 2006 www.easybourse.com

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