Le marché de la dette corporate en euros est actif, et c'est un peu grâce aux entreprises américaines comme Harley-Davidson ou Colgate-Palmolive. Quand un émetteur lève de la dette dans un pays qui n'est pas le sien, le marché a rapidement donné des noms caractéristiques aux produits. Ainsi les sociétés placent-elles des obligations Samuraï au Japon, Bulldog au Royaume-Uni, Panda en Chine, Kangaroo en Australie ou Yankee aux Etats-Unis. En zone euro, il n'y a pas de patronyme aussi stéréotypé. Aussi l'obligation d'une entreprise américaine qui émet de la dette en euros s'appelle-t-elle - quel manque de fantaisie - "Reverse Yankee".

Les émissions des entreprises américaines non-financières de rang investissement (soit au moins "BBB-" chez S&P) ont quadruplé cette année par rapport à 2018, pour atteindre environ 93 Mds€, selon les données de Dealogic. Cela représente 27% des 346 Mds€ d'émissions d'obligations de sociétés "investment grade" libellées en euros.

Les émissions d'obligations du Yankee inversé bondissent en 2019

La raison de cet engouement est très simple : les taux d'emprunt sont très bas en zone euro, à cause de la politique monétaire de la BCE. Le rendement moyen des obligations d'entreprises libellées en euros est tombé à 0,48% en fin d'année. Il était encore de 1,25% au début. Le marché européen du crédit offre "les meilleures conditions de financement pour les émetteurs mondiaux", explique Barnaby Martin, qui dirige la stratégie crédit de BofA, pour qui il est impossible de trouver une équation aussi favorable ailleurs actuellement.

Les rendements des obligations d'entreprises plongent en 2019,

L'affaire est d'autant plus intéressante pour les entreprises américaines qu'elles remplacent des titres en dollars à coupons élevés et échéance courte par des lignes en euros à des taux faibles sur de longues durées. Ces sociétés viennent aussi solliciter le marché de la dette corporate européen quand elles doivent financer leurs acquisitions : Fidelity National Information Services a par exemple levé 5 Mds€ en mai dernier dans le cadre d'une opération multidevises pour financer son achat de Worldpay.

Des rendements plus intéressants

L'appétit des entreprises américaines est aussi une bonne nouvelle pour les acheteurs d'obligations en euros, confrontés à un effondrement des rendements depuis que la BCE a relancé son programme de rachats d'actifs. La banque centrale est à la tête de 183 Mds€ de dette corporate. A la fin du programme d'assouplissement quantitatif il y a un an, le bilan de la BCE détenait un cinquième de l'encours de la dette d'entreprise éligible, selon les pointages réalisés à l'époque.

Or les obligations "Yankee Inversées" ne sont en général pas éligibles au programme, donc elles offrent généralement un rendement un peu plus élevé que la dette d'entreprises de la zone euro de qualité identique. Ces obligations sont devenues très populaires parmi les échéances longues, puisqu'elles représentent près de la moitié de la dette à 30 ans écoulée, selon les données Refinitiv.

Précisément, les "Yankees Inversées" notées "BBB" sur sept ou dix ans peuvent apporter jusqu'à 25 points de base de plus que leurs comparables de la zone euro, estime CreditSights. Cet engouement des Américains pourrait bientôt attirer les grands assureurs asiatiques dans la zone euro, estime BofA, eux qui se cantonnent généralement aux Etats-Unis.

Les perspectives du marché Yankee Inversé restent bonnes. En effet, la BCE ne devrait pas infléchir sa politique souple, tandis que la Fed ne devrait pas réduire ses taux. Il en résultera un différentiel persistant entre le coût des emprunts. Les spécialistes s'attendent à un dépassement des records de 2019. Des sociétés comme Amazon.com et Visa ont de gros revenus en euros mais pas encore de dette en devise européenne : elles pourraient entrer sur le marché.

Part de l'encours de la dette libellée en euros

Parlons aussi des inconvénients. Cette situation pourrait accroître le risque, car les entreprises américaines n'ont pas le même comportement que les sociétés européennes, prévient Rachid Semaoune, gestionnaire de fonds de crédit chez Royal London Asset Management. Par exemple, les Américaines ont, au global, des flux de trésorerie disponibles fortement négatifs, pour la 9e année consécutive. "C'est un problème parce que les entreprises américaines sont beaucoup plus agressives dans leur politique financière et en termes de rendement pour les actionnaires, que ce soit sous forme de rachat d'actions ou de dividendes spéciaux, ce qui est préjudiciable aux détenteurs d'obligations", précise M. Semaoune.

Pour autant, tout plaide actuellement pour que les entreprises américaines continuent à solliciter le marché de la dette de la zone euro. Cela montre aussi, ne l'oublions pas, le degré de confiance de ces sociétés envers la stabilité de la zone euro, et c'est plutôt une bonne nouvelle.