Les deux crashs de 737MAX en 2018 et 2019, puis le comportement tendancieux du groupe — peu coopératif avec les enquêteurs, ce qui lui a valu l’ouverture d’une enquête criminelle par le ministère de la justice américain — n’étaient que le début d’une série noire. 

Récemment, et en l’espace d’à peine quelques semaines, on aura vu des 737 perdre des portes en plein vol sur deux accidents distincts ; un 787 soudainement tomber en chute libre après que ses systèmes de navigation soient tombés en panne ; un 777 perdre un pneu au décollage ; et, il y a quelques jours, un autre 737 sujet à une sortie de piste lors d’un atterrissage. 

Les amateurs de thriller seront sans doute étonnés d’apprendre que l’un des principaux lanceurs d’alerte dans le dossier Boeing, l’ingénieur et ancien employé du groupe John Barnett, a été retrouvé mort hier soir. Selon les premiers éléments, la cause du décès serait une blessure "auto-administrée".  

Cocasse, la nouvelle tombe en même temps que les premières conclusions d’un audit de la FAA qui relève des dizaines de manquements aux procédures de contrôle et de qualité dans les chaînes de production du groupe. Ceci devrait donner de précieuses munitions aux avocats des clients du constructeur si ces derniers décidaient de se retourner contre lui. Une note juridique salée va-t-elle s’ajouter à ses déboires ?

Un second fleuron se saborde

Le cas de Boeing, sous certains aspects, n’est pas sans rappeler celui de General Electric, discuté dans ces colonnes il y a quelques semaines. Ici aussi, une culture d'entreprise délétère et bureaucratique à l’excès, un désir maladif d’impressionner les marchés financiers, ainsi qu’une obsession de la gratification à court terme sont à la source du désastre. 

Dans une large mesure, on peut dire que ce fleuron industriel américain s’est entièrement sabordé. Un chiffre édifiant, symbole parmi d’autres de sa gestion catastrophique : Boeing a dépensé plus de $45 milliards en rachats d'actions entre 2013 et 2019, soit presque deux fois le coût du développement du Boeing 787, le tout à des valorisations parfaitement déraisonnables. 

Il s’est aussi lourdement endetté au passage, l’exposant ainsi à un retournement de cycle ou un événement imprévisible comme la pandémie en 2020. Privé des capitaux propres indispensables à sa stabilité dans ces périodes de débâcle, Boeing a dû s’endetter encore davantage, si bien que le groupe compose désormais avec une dette nette de $40 milliards — alors qu'historiquement il évoluait en situation de trésorerie nette. 

Ceci place aujourd’hui le constructeur dans une situation extrêmement délicate puisqu’il a enchaîné cinq exercices consécutifs dans le rouge, avec une perte cumulée de $22 milliards entre 2019 et 2023. La destruction de valeur pour les actionnaires est donc considérable, même épique. 

Même dans un contexte de reprise post-pandémie, le chiffre d’affaires et le profit d’exploitation de Boeing restent très loin des niveaux qu’ils occupaient durant le précédent cycle, avant les déboires du 737MAX. Il est vrai que près des deux-tiers des avions civils livrés par le constructeur étaient justement des variantes du 737MAX... 

Boeing doit également supporter $2.5 milliards de charge d’intérêts dans un contexte de taux généralement orientés à la hausse. La priorité de sa gestion s’oriente à ce titre vers le désendettement, ce qui le prive de précieuses ressources pour lancer le développement de nouveaux programmes. 

Enfin, le groupe adopte les standards du secteur de la technologie et assure désormais une bonne part de ses rémunérations en stock-options, ce qui lui a coûté l’année passée la bagatelle de $2.2 milliards. Avait-il vraiment besoin de cela pour redorer son blason et attirer les meilleurs talents en ingénierie aéronautique ? Peut-être, mais cette avalanche de coûts supplémentaires tombe en tout cas bien mal. 

Boeing réalise toujours le tiers de son chiffre d’affaires via ses activités de défense — s’il était un pays, le constructeur serait le cinquième vendeur d’armes mondial — et un autre quart via des activités de services très résilientes. 

Les investisseurs prêts à parier sur un "turnaround" misent donc sur une authentique réinvention du groupe dans son segment aviation civile. Ceci risque hélas de prendre du temps, d’autant que Boeing doit désormais parvenir à financer le rachat de Spirit AeroSystems.

Autrefois filiale du constructeur, le spécialiste des fuselages est resté hyper-dépendant de ses commandes — Boeing représentait plus des deux-tiers de son chiffre d’affaires. Or les déboires de son principal client l’ont laissé dans une situation de quasi insolvabilité : réintégrer Spirit s’impose comme une opération indispensable, même si elle devrait encore davantage dégrader le bilan de Boeing. 

La valorisation du moment, à vrai dire, ne reflète pas réellement ce niveau de stress extrême. Elle semble au contraire intégrer une normalisation rapide, et un retour de l’activité à ses niveaux de profitabilité historiques. Ceci alors que le constructeur, on l’a vu, navigue encore en pleine zone de turbulences.


Pour prolonger la réflexion sur le sujet, ne manquez pas la vidéo de Bloomberg intitulée : "Airbus peut-il profiter des mésaventures de Boeing ?".