Avec l'arrivée du véhicule électrique, les constructeurs automobiles européens "sont menacés à la fois par une échéance qui rend nécessaire des investissements colossaux, et par l'arrivée de concurrents étrangers souvent moins chers et parfois plus avancés technologiquement". C'est ce qu'affirme Pierre Gerfaux, responsable du secteur automobile chez Publicis Sapient, "cabinet de conseil en transformation digitale", dans un entretien accordé à AOF en marge du salon automobile de Genève organisé du 26 février au 3 mars 2024.

Quelle est la situation du marché aujourd'hui vu du Salon de Genève ?

Elle est loin d'être optimale avec un marché qui est toujours en dessous de la période pré-Covid. Dans le même temps, on sent bien que la voiture fait moins rêver. Les jeunes générations trouvent cela moins attirant que le numérique par exemple, où les marges sont bien plus confortables, même si les chiffres d'affaires restent énormes et les volumes importants dans l'industrie automobile.

Ceci dit, la crise sanitaire a-t-elle eu un impact uniquement négatif ?

Non. Paradoxalement, depuis le Covid, la profitabilité des constructeurs a beaucoup augmenté : la crise du Covid-19 a provoqué une crise sur les semi-conducteurs, avec un arrêt complet des achats des constructeurs, alors que les spécialistes de l'informatique et de téléphonie mobile notamment ont au contraire renforcé leurs commandes pour cause de demande accrue.

Or les chaînes de production de microprocesseurs ne sont pas flexibles, de sorte que l'on s'est retrouvé en manque au niveau de l'industrie automobile, et que les volumes de production ont chuté : l'impact a été positif car cela a tiré les prix vers le haut d'une manière significative.

Donc on assiste à une progression historique des marges des constructeurs ?

J'ai travaillé près de 15 ans dans l'automobile avant d'entrer dans le conseil (chez Nissan de 2005 à 2018, ndlr) et je peux vous dire que la profitabilité du secteur pour les généralistes dans la situation pré Covid était au mieux aux alentours des 5%. Aujourd'hui, après un rééquilibrage entre l'offre et la demande, vous avez des constructeurs comme Renault, qui générait historiquement des marges relativement faibles et qui a affiché en 2023 7,5% de profit, ce qui n'était jamais arrivé. Le patron Luca di Meo a parlé du "meilleur résultat en cent ans". Stellantis arrive à être au-dessus de 10% depuis trois ans, ce qui est du jamais vu.

Et cela s'est vu sur les marchés financiers…

Oui et non. La Bourse a reconnu cette exceptionnalité, mais si l'on excepte Tesla qui est davantage considéré comme une boite de "tech", le seul constructeur qui a vu son cours progresser significativement ces dernières années c'est Stellantis.

Il faut dire que la problématique du constructeur automobile d'aujourd'hui c'est celle du financement. La fin des véhicules thermiques à l'horizon 2035 est une transformation majeure pour l'industrie, qui requiert des investissements énormes, d'où la nécessité d'avoir une grosse capitalisation boursière, d'être une entreprise "attirante" au sens boursier.

Cependant les profits eux-mêmes sont aussi une sécurité, parce qu'ils donnent la capacité à être résilient face aux chocs les plus imprévus : alors que personne n'avait imaginé que le monde pourrait être à l'arrêt à cause d'une pandémie, cela permet d'avoir des "airbags".

Et il y a aussi la menace de la concurrence chinoise…

Les constructeurs doivent en effet également veiller à rester compétitifs face à leurs concurrents de l'Empire du Milieu. Les véhicules de ces derniers sont plutôt bons et qui plus est souvent moins cher que ceux produits en Europe, de sorte que si les véhicules chinois restent 10% au-dessous du prix du marché, cela crée un challenge important pour les constructeurs français. L'électrique représente 15% du marché en 2023, en croissance depuis quelques années, et les Chinois représentent déjà 6 à 8% de ce marché

Quel est le point de vue de ces redoutables concurrents ?

Le prix de vente en Europe représentent à peu près deux fois le prix de vente de la même voiture en Chine: pour eux l'export est une mine d'or, leur modèle économique repose sur l'exportation. Ils ont mis l'accent sur l'électrique depuis longtemps, de sorte qu'ils ont déjà un certain avantage technologique, et une échelle en termes de production que nous n'avons pas en Europe.

On peut dire que les constructeurs européens vivent une sorte de "double peine" avec l'électrique : ils sont menacés à la fois par une échéance qui rend nécessaire des investissements colossaux, et par des concurrents étrangers non seulement souvent moins chers mais aussi parfois plus avancés technologiquement.

Quelle est la stratégie des constructeurs européens ?

Carlos Tavares, le patron de Stellantis, estime qu'il faut consolider : pour lui, il va falloir réaliser des économies d'échelle, et la seule façon de le faire, c'est de fusionner et de récupérer du volume. Renault a une approche différente, étant davantage porté sur des stratégies de coopération comme avec Volkswagen sur un véhicule électrique de petite taille

Stellantis a décidé d'investir dans un constructeur chinois …

Oui le groupe a créé une coentreprise avec un constructeur chinois 100% électrique, Leapmotor. Stellantis en contrepartie va aider ce constructeur chinois à se développer en Europe, avec une coentreprise de distribution en Europe, s'associer avec son ennemi serait la meilleure façon de le combattre.

Le marché européen pré Covid était a plus de 15 millions et qui est à 10 aujourd'hui, il y a des usines qui ne tournent plus ou qui tournent au ralenti, elles pourraient être employées par des constructeurs chinois présents au sein d'une alliance.

Mais ne serait-ce pas faire entrer le loup dans la bergerie ?

L'avenir le dira….



Propos recueillis par Matthieu Richard-Molard