par Jan Strupczewski

BRUXELLES, 23 février (Reuters) - Considérée il y a peu comme le moteur de l'Union européenne, l'Allemagne suscite une consternation croissante voire un agacement certain chez ses partenaires, les dissensions au sein de la coalition gouvernementale affectant de plus en plus le fonctionnement et les objectifs des Vingt-Sept.

L'incapacité des partis au pouvoir à Berlin à parler d'une même voix est perçue à Bruxelles comme le symptôme d'un mal plus profond : l'indécision de l'Allemagne quant au nouveau modèle économique à adopter en raison de la guerre en Ukraine, qui a fermé le robinet de gaz russe bon marché et des débouchés commerciaux indispensables à son économie exportatrice depuis des décennies.

L'Allemagne est plongée dans "une phase d'angoisse existentielle", estime un diplomate européen. "Les Allemands craignent que le logiciel lui-même ne soit défectueux - et en plus de cela, les membres de la coalition ont une logique différente."

Lorsque le social-démocrate Olaf Scholz a conclu un accord de coalition avec les Verts et les libéraux du FDP fin 2021, tous les experts prédisaient que le chemin serait semé d'embûches, mais peu prédisaient que leurs divergences déborderaient au niveau européen.

Depuis la formation du gouvernement, seuls les Verts ont réussi à conserver à peu près leur popularité. Les sociaux-démocrates de Scholz sont tombés à 14-15% d'intentions de vote, contre près de 26% lors des dernières élections, et le FDP a perdu la moitié de ses soutiens, passant sous la barre des 5% nécessaire pour avoir des élus au Bundestag.

"Il y a un lien de causalité", pointe un autre diplomate européen. "Comme le FDP est en perdition au niveau national, il cherche à accroître sa visibilité sur certains dossiers européens soigneusement sélectionnés pour satisfaire son électorat."

Les responsables allemands soulignent le rôle constructif joué par Berlin dans les récentes décisions de l'UE visant à garantir la poursuite de l'aide à l'Ukraine ou à réformer les règles budgétaires du bloc. Mais dans d'autres domaines, les divergences au sein du gouvernement allemand ont rendu plus difficile la mise en oeuvre du programme de l'UE, y compris le Pacte vert pour l'Europe.

Le point de bascule a été atteint en mars dernier, lorsque le ministre allemand des Transports, Volker Wissing, issu du FDP, est revenu à la dernière minute sur un accord conclu en 2022 par les Vingt-Sept pour réduire les émissions de CO2 des voitures.

LES ÉLECTIONS EUROPÉENNES EN TOILE DE FOND

Cette volte-face inhabituelle a sérieusement ébranlé la confiance des partenaires de Berlin. "Pourquoi voudrions-nous conclure un accord avec les Allemands si nous ne sommes pas sûrs qu'ils s'y tiendront?", s'interroge le diplomate européen.

Pour compliquer encore les choses, le Tribunal constitutionnel allemand a bloqué en novembre la réaffectation par Berlin de fonds européens inutilisés, créant un trou de 60 milliards d'euros dans le budget allemand, et plongeant dans l'embarras le ministre des Finances et chef de file du FDP, Christian Lindner.

Pour le second diplomate européen, cette décision a "marqué un tournant". "Depuis, il est devenu extrêmement difficile de négocier sur toutes les mesures qui ont un impact économique."

Le ministère allemand des Transports a ainsi de nouveau imposé des modifications de dernière minute à une loi européenne sur la réduction des émissions de CO2 des camions, tandis que les objections du ministère du Travail ont contribué à faire échouer une loi européenne qui aurait renforcé les droits des employés du monde du spectacle.

"Si le résultat est mauvais, il faut pouvoir dire non", a déclaré cette semaine le ministre allemand de la Justice, Marco Buschmann, un proche de Christian Lindner, au magazine Der Spiegel. "Ce n'est pas parce qu'une idée a été négociée depuis longtemps au niveau européen qu'elle est bonne", a-t-il fait valoir.

Berlin n'a jusqu'à présent pas répondu publiquement aux inquiétudes exprimées par ses partenaires. Interrogée par Reuters, une source gouvernementale a fait remarquer que l'Allemagne est loin d'être le seul pays à bloquer certaines initiatives européennes, en évoquant notamment le rejet par plusieurs pays dont la France de l'accord de libre-échange avec les pays sud-américains du Mercosur.

À Bruxelles, on reconnaît que tous les blocages ne viennent pas de Berlin, mais les diplomates soulignent que l'attitude de l'Allemagne a ouvert la porte à d'autres pays et surtout remis en question le respect des accords conclus.

Le poids de l'Allemagne au niveau européen rend de surcroît quasi impossible de parvenir à un accord sans elle.

"La situation est de pire en pire. Nous payons le prix du fait qu'ils ne sont pas capables de gérer leur propre coalition", peste un troisième diplomate européen.

Le calendrier politique, avec des élections au Parlement européen en juin, ne facilite pas les choses, les gouvernants de tous bords craignant une poussée des partis populistes d'extrême droite, notamment s'ils veulent aller trop vite en matière environnementale.

Le calcul n'est pas étranger aux tensions au sein de la coalition allemande, souligne la source gouvernementale à Berlin. "Nous espérons que les choses s'amélioreront après les élections", dit-elle. (Reportage de Jan Strupczewski, avec Giselda Vagnoni à Rome, Michel Rose à Paris, Christian Kraemer et Andreas Rinke à Berlin, Kate Abnett et Julia Payne à Bruxelles ; version française Tangi Salaün, édité par Blandine Hénault)